Originally published in Transfert, N.9, Vol. 1, Novembre 2000.
 


"Mon oeuvre est donc une bonne occasion de dialoguer"
par Alexandre Piquard
mis en ligne le 1 novembre 2000
Le brésilien Eduardo Kac est artiste et professeur d’art à Chicago. Il a inventé "l’art transgénique", qui veut exploiter les possibilités offertes par les biotechnologies et la génétique. GFP Bunny, sa dernière œuvre, utilise un lapin rendu fluorescent par modification génétique. 
 
Eduardo Kac
Eduardo Kac / DR

En quoi consiste votre cours "Art et Biotechnologies" ?
J’enseigne l’art trois jours par semaine à l’École de l'Institut D'Art de Chicago, dans tous les domaines. Mon séminaire sur l’art et les biotechnologies est divisé en trois parties : les implications idéologiques des biotechnologies, puis la pratique artistique dans ce domaine, enfin la notion de sens dans les sciences de la vie. Dans la deuxième partie, nous remontons par exemple jusqu’à l’art dans le mouvement écologique des années 60. Sinon, j’organise la visite des artistes qui utilisent les biotechnologies aujourd’hui. La troisième partie porte sur la communication entre les êtres vivants, des bactéries à l’homme. Nous analysons la rhétorique des biotechnologies.

Comment avez-vous eu l’idée de faire d’un lapin fluorescent le centre d’une œuvre ?
Le fil directeur de mes 20 ans de travail artistique est d’apporter une réflexion sur la communication. Les œuvres conventionnelles offrent un message unidirectionnel au spectateur et le laissent hors du dialogue. Avec l’art transgénique, il y a une interaction "dialogique". Comme elle implique d’autres êtres vivants, l’œuvre est imprévisible et ne peut être contrôlée. C’est cet espace de dialogue qui est l’œuvre et non le lapin lui-même. 
En 1986, je m’étais déjà intéressé à un concept que j’avais appelé les "télérobots". L’idée était d’être dans son corps à travers un "art de téléprésence par le Réseau". On commandait à distance une sorte de corps virtuel par un réseau comme Internet, mais on restait seul avec soi-même. J’ai ensuite eu envie d’y ajouter du dialogue en introduisant d’autres êtres vivants, pour créer une sorte d’écosystème artistique. J’ai appelé ça la "biotélématique", qui consiste à coupler un réseau à un système biologique. En 1996, j’ai fait une œuvre dans laquelle j’ai planté une graine végétale dans une pièce noire dont le plafond était constitué d’écrans d’ordinateurs. J’ai ensuite demandé à des internautes de pointer leur webcam sur le soleil pour envoyer de la lumière à la plante par Internet. La plante grandissait donc grâce aux participants du monde entier qui se connectaient via mon site. L’écosystème était donc plus complexe. 
Aujourd’hui, avec ce que j’appelle l’art transgénique, je tends vers une expression culturelle nouvelle, en tant qu’artiste mais aussi comme citoyen. Les biotechnologies vont nous affecter tous. Se rendre compte que nous partageons une très grande partie de notre génome avec les autres êtres vivants ne peut que soulever des questions sur notre identité d’homme. Mon art pose cette question, alors que toute notre histoire et notre philosophie nous apprend que l’animalité et l’humanité sont diamétralement opposées. En tant qu’artiste, je veux partager les questions et les réponses avec les autres. 

Ne croyez vous pas qu’il est difficile de comprendre votre démarche, vu le contexte hautement polémique qui entoure les manipulations génétiques ?
Si vous promouvez le dialogue, vous ne pouvez pas tout contrôler. Mon œuvre est donc une bonne occasion de dialoguer, sachant que je ne cherche pas à convaincre à tout prix. C’est une question de conventions culturelles. Tout nouvel art qui n’a pas encore de tradition est toujours mal compris. 

Montrer un lapin fluorescent ne participe-t-il pas à la tendance "foire aux monstres" que l’on voit beaucoup, notamment dans les modifications corporelles ?
J’espère que ceux qui seraient choqués en voyant Alba, mon lapin, arriveront à dépasser le stade de la surprise ou du dégoût. Je n’ai jamais dit qu’Alba lui-même était une œuvre d’art. Je l’ai justement appelée Alba, blanc en latin, pour contrebalancer le côté fluorescent et affirmer que c’est aussi un lapin albinos comme les autres. Alba n’est pas un monstre. Il est à la fois différent et identique à tous les autres. Ce qui m’intéresse, c’est de voir si la génétique va nous amener à souligner les similitudes entre les êtres vivants ou leurs différences. 
 
Que pensez-vous des biotechnologies et des manipulations génétiques ?
Tout le débat dans ce domaine est fondamentalement bipolaire et je ne suis pas bipolaire ! Tout noir ou tout blanc, cela ne laisse aucune subtilité. L’art peut justement aider à recréer le dialogue entre ces deux côtés opposés. La génétique apporte naturellement des bonnes et des mauvaises choses. Je ne peux que me réjouir de voir des cas comme celui du petit garçon fécondé in vitro par des généticiens pour être compatible avec sa sœur gravement malade [en octobre 2000, NDLR]. Ça ne veut pas non plus dire que tout est bon... Je m’intéresse à la complexité des situations et à la façon dont l’art peut y intervenir. 

Vous parlez souvent de la responsabilité de l’artiste. Quelle est-elle s’il crée une forme de vie nouvelle, avec tout ce que cela comporte d’imprévisible et d’irréversible ?
D’ici 5 ans, on pourra effectivement inventer des êtres totalement nouveaux. Ce sera sûrement des organismes plutôt petits au début, d’environ 300 gènes. Je ne veux pas dire si je ferais une œuvre de ce type, mais j’avoue que c’est intriguant. Serons-nous préparés à cela ? Quelle place dans le monde pour ces nouveaux êtres ? Dans Le concept de la responsabilité de l’artiste transgénique, la question centrale est : les nouveaux êtres mis au monde sont-ils aptes à vivre une vie épanouie et ne provoquent-ils pas de désastres écologiques ? Nous prenons tous un soin extrême dans nos œuvres. Les techniques employées doivent être scientifiquement banalisées et inoffensives. C’est le cas de la modification génétique au GFP [green fluorescent protein, protéine utilisée pour rendre le lapin fluorescent, NDLR], qui est largement employée depuis 5 ans, même sur des humains. C’est pour cela que je communique sans cesse avec des scientifiques comme les gens de l’INRA. 

Mais le concept de "vie épanouie" pour un animal est avant tout une question de point de vue, ou de convention sociale…
Tout à fait. D’ailleurs, c’est depuis l’arrivée de la biologie moléculaire et de la génétique que l’on a fait plus de recherches sur la différence entre déviance biologique et sociale. Par exemple, alors que beaucoup d’homophobes ont longtemps soutenu que l’homosexualité était génétique, on a en fait trouvé ce genre de comportement chez presque toutes les espèces vivantes. La différence entre le construit et le naturel est donc réelle. Pour ce qui est de savoir ce qui fait qu’un animal se sent bien, l’avènement de l’éthologie cognitive a amené de grands progrès. Elle a pour but de comprendre l’interaction entre l’être et son environnement, du point de vue de l’animal. J’ai beaucoup lu de textes dans ce domaine et ces questions ont de plus déjà été soulevées par des artistes : comment un cheval voit-il le monde ? Qu’est ce que ça fait d’être une chauve-souris ? Mais votre question nous place de toute façon sur le terrain de la spéculation. Il y a beaucoup à apprendre. Nous ne savons même pas qui nous sommes en tant qu’hommes. Nous faisons de notre mieux pour les êtres en question et je crois que l’on sent s’il sont heureux ou pas. Alba est un individu merveilleux et je n’essaierais pas de créer quelque chose qui pourrait être monstrueux.
 
 

 
Lien(s) de l'article :
Le site personnel d’Eduardo Kac : 
http://www.ekac.org

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