Originally published in Transfert, N.9, Vol. 1, Novembre 2000.

Faites place aux artistes in vitro

Alexandre Piquard

Pas une révolution technologique sans que l’art ne s’en empare....
L’explosion des biotechnologies n’échappe pas à cette règle.
À travers une série d’expos, une poignée de " bioartistes " tentent
de digérer la révolution biotech. Leur chef de file : Eduardo Kac.


Tout commence par un lapin vert fluo. Eduardo Kac, un artiste brésilien
vivant aux États-Unis, est tombé amoureux de cet " individu merveilleux ",
qu’il a baptisé Alba. Génétiquement croisé avec une méduse dans les
laboratoires de l’INRA (Institut national de recherche agronomique), il a la
propriété d’avoir le bout des pattes, les oreilles et les yeux qui brillent
si on l’éclaire à la lumière ultraviolette. C’est pour ce don " unique " que
Kac a voulu en faire le centre d’une de ses œuvres, l’égérie de sa nouvelle
passion : " l’Art transgénique ". Ce mouvement veut exploiter les
possibilités des biotechnologies et de la génétique. Américains, portugais,
australiens ou anglais, les " bioartistes " sont fiers d’avoir troqué
l’atelier pour le labo et mettent eux-mêmes la main à la pâte. Ils appellent
ça le " wet art ", une pratique " humide " et concrète qui sent bon
l’éprouvette.

Génétique oblige, le bioart naît dans un contexte pour le moins sensible.
Quand Eduardo Kac se rend à l’INRA, au printemps dernier, pour convaincre
les chercheurs de le laisser exposer Alba dans le cadre du festival Avignon
numérique, ils sont " un peu surpris mais plutôt séduits " par sa démarche.
Louis-Marie Houdebine, le chercheur qui développe ces lapins de couleur pour
" utiliser leurs cellules comme de simples marqueurs dans des expériences
génétiques ", s’engage à expédier Alba dans la Cité des Papes pour fin
juillet. Au dernier moment, pourtant, l’envoi est annulé. Le chercheur
explique : " Le directeur de l’INRA a estimé qu’il valait mieux ne pas aller
jusqu’au bout, vu le contexte actuel. Quand on voit que dans la presse, les
OGM et la génétique, c’est Frankenstein et âneries sur âneries… " L’expo est
annulée. Les organisateurs d’Avignon numérique réagissent immédiatement
contre cette " décision injustifiable " et parlent de " censure déguisée ".
Les médias s’en mêlent. L’art transgénique fait son entrée en France par "
l’affaire du lapin vert ", toujours en cours.

Les " poupées du souci "

Hors des conventions, le bioart change le travail des artistes au quotidien.
Avant d’approcher le moindre microscope, les artistes doivent d’abord
convaincre les scientifiques et apprendre à collaborer. Pour monter leurs
étranges " poupées du souci ", les australiens Oron Catts et Ionat Zurr ont
dû s’installer, pendant un an, dans les services de recherche du
Massachusets General Hospital à Boston. " Les poupées font partie de notre
“Tissue Culture and Art Project”, qui consiste à utiliser la culture de
tissus humains in vitro comme nouveau medium de création sculpturale ",
explique Oron. Après avoir observé pendant quelques mois les médecins
développer les tissus organiques pour des greffes, ils ont pu travailler
sans surveillance et, finalement, monter leur première expo. En septembre
dernier, les sept poupées en vraie peau et évoquant, chacune, une peur
humaine ont été présentées au festival d’avant garde technologique Ars
Electronica, en Autriche. Pour gagner encore en efficacité, Catts et Zurr
ont lancé, en mars 2000, SymbioticA, " un studio de recherche et de
développement artistique ", carrément installé dans le laboratoire
d’anatomie d’une université australienne. SymbioticA accueille deux
résidents depuis avril 2000 et devrait devenir plus actif au printemps
prochain, quand Catts et Zurr rentrerons en Australie. Disposant des fonds
nécessaires, leur " labo artistique " est désormais assuré de survivre. Ce
n’est pas le cas de tous. Le bioart coûte cher et la petite communauté des
artistes transgéniques a souvent recours au système D.

Ainsi, pour réaliser leurs " Portraits sur herbe génétiquement modifiée ",
le couple d’Anglais Acroyd et Harvey a profité d’un programme de recherche à
but commercial. Ils se sont acoquinés avec des chercheurs qui, au Pays de
Galles, développent la " stay green grass ", un type d’herbe transgénique
qui reste toujours verte et dont la commercialisation est prévue pour 2002.
Heather Acroyd explique : " Nous avons découvert que, dans certaines
conditions, cette herbe verdit en proportion de la lumière qu’elle reçoit.
Il est donc possible d’obtenir tout un spectre de nuances, un peu comme sur
du papier photographique noir et blanc. " Les scientifiques et les artistes
ont trouvé un terrain d’entente et se sont alliés : " Nous avons gagné
ensemble les 30 000 euros du “Art and science award” de L’Oréal en janvier
2000. " En 1997, ils avaient déjà été les premiers à recevoir la bourse "
d’art scientifique " de la fondation du labo pharmaceutique Glaxxo Wellcome,
qui a financé un an de leur travail. Les groupes privés commencent à
comprendre que ces drôles de créateurs sont aussi un bon moyen de promo.
Novartis, poids lourd des OGM, était, en 1999, l’un des sponsors du festival
Ars Electronica, qui réunissait artistes et savants autour du thème de "
Life science ". Drôle de mélange…

À trop vouloir faire comprendre la révolution biotechnologique en cours, les
bioartistes s’exposent à l’incompréhension du public, voire à des réactions
de rejet. C’est ce qui arrivé à Joe Davis, un artiste qui développe des "
molécules artistiques " au MIT (Massachussets Institute of Technology). Le
principe de son art : introduire dans des cellules vivantes des messages
écrits ou des symboles graphiques, traduits en code ADN. En juin dernier, il
a été violemment pris à partie lors d’une conférence qu’il donnait à Banff,
au Canada. " Des écologistes et des fermiers bio assimilaient mes œuvres au
problème de la mondialisation, du féminisme ou des trains de fret qui
tuaient les ours dans le nord du pays… On se serait cru aux manifs contre
l’OMC à Seattle ! " Face à ce genre de réactions, les bioartistes souffrent
du syndrome de l’avant-garde incomprise. Joe Davis s’enthousiasme sur la
portée symbolique de ses œuvres. Le public, lui, ne voit que des bactéries
baignant dans un liquide. " Pour lire le message, il faut aller dans un
laboratoire et déchiffrer le code ADN. À Ars Electronica, nous avions
construit un labo pour que les gens voient par eux-mêmes et puissent nous
poser des questions. "

La même année, lors du même festival, Marta de Menezes n’a rencontré un réel
succès qu’auprès des enfants, ravis d’être entourés par ses étranges
papillons. Elle a pourtant travaillé pendant des semaines dans un labo
hollandais pour dessiner, par manipulation biologique, des motifs sur les
ailes des insectes. La jeune peintre portugaise a orienté les dessins en
perçant une à une les chrysalides avec une aiguille. " Même dans des
disciplines très technologiques, comme la réalité virtuelle, on ne ressent
pas le même besoin de comprendre comment les choses ont été fabriquées. Nous
devons sans cesse expliquer notre façon de procéder ", explique Marta de
Menezes. Elle continue pourtant sur sa lancée et prépare actuellement un
projet de " peinture cellulaire " avec un labo londonien. Sa nouvelle œuvre
utilise la même technologie que les protéines fluorescentes d’Alba mais
permet de choisir la couleur et l’emplacement des chromosomes.

Paranoïa des médias

L’Australienne Natalie Jeremijenko, artiste et chercheuse en science
informatique au Center for Advanced Technology de l’université de New York,
trouve que c’est justement parce qu’il oblige le public à réfléchir que le
bioart est intéressant. " L’art est très précieux pour engager le dialogue
sur des thèmes rarement abordés ", résume-t-elle. Elle a récemment présenté
six arbres clonés aux visiteurs de Paradise Now, une expo qui s’est tenue à
New York du début septembre à la fin octobre. En " activiste ", elle cherche
à prouver que les explications que nous donne la génétique sont partiales :
" Mes arbres ont tous le même code génétique et ont tous été élevés dans un
environnement rigoureusement identique. Pourtant, les gens voient bien
qu’ils ne sont pas tous exactement pareils. " Face au secret des labos
privés et à la paranoïa des médias, le bioart devrait assumer seul le devoir
d’éveiller le sens critique. " La grosse différence entre l’art et la
science, c’est que les chercheurs ne sont jamais directement responsables
devant le public, alors que les artistes sont beaucoup plus exposés. "
En épousant la biotechnologie, les artistes en deviennent, de fait,
solidairement responsables. Et se doivent, dans leur pratique, d’amener des
réponses aux questions éthiques qu’ils soulèvent. Quelle place dans le monde
pour les " chimères ", les " merveilleux " monstres dont rêve Edouardo Kac ?
Quelle responsabilité pour l’artiste qui expérimente sur le vivant ? Tous
invités au cours d’" Art et Biologie " que dirige Kac à la fac de
Washington, les bioartistes se rencontrent dans des conférences, au MIT ou à
Oxford. Tous gardent le contact par e-mails. Pour Joe Davis, leur "
communauté ressemble un peu à celle des biologistes moléculaires, il y a
quinze ans. " Au contact des scientifiques, elle en adopte les méthodes. "
L’art d’aujourd’hui est comme la science, il nécessite de plus en plus de
collaboration. Les artistes ont intérêt à rapidement se faire à cette idée.
" Et Joe Davis d’annoncer la naissance d’un mouvement mondial et
multidisciplinaire. Un réseau qui, comme à l’époque de la Renaissance,
unirait scientifiques et artistes dans un même idéal de l’Honnête Homme.
Génétiquement modifié ?

Eduardo Kac : www.ekac.org
Ars Electronica : www.aec.at
Paradise Now : www.exitart.org
Natalie Jeremijenko : cat.nyu.edu/natalie/
Oron Catts et Ionat Zurr : www.tca.uwa.edu.au/


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