" Space Poetry " a été écrit en 2006 et initialement publié dans: Eduardo Kac, Hodibis Potax : Oeuvres poétiques ( Action Poétique : Ivry-sur-Seine, 2007 ), pp. 123-125.


SPACE POETRY

Eduardo Kac

La space poetry est la poésie conçue, faite pour et vécue dans un contexte de microgravité ou de gravité nulle. En d'autres termes, la space poetry est celle qui exige et explore l'apesanteur comme medium d'écriture.

Ceci signifie essentiellement que le poème ne se réalise seulement et pleinement que dans un environnement gravitationnel différent de celui que l'on subit sur terre. De nos jours de tels travaux peuvent explorer deux voies : dans l'atmosphère terrestre, l'apesanteur peut-être reproduite temporairement dans des vols paraboliques. Dans ce cas, l'expérience d'apesanteur dure environ 25 secondes pour chaque parabole. Hors de le terre, que l'on soit en orbite ou dans l'espace interstellaire, l'apesanteur est permanente.

Bien qu'il soit possible de la produire et de la vivre par d'autres moyens, comme la chute libre, la question de la space poetry ne dépend pas seulement de l'hypogravité (champ gravitationnel inférieur à un g). Le point important est qu'une nouvelle culture spatiale globale émerge dans le vingt et unième siècle dans l'exploration collective et les efforts collaboratifs des nations participant à l'aventure spatiale. Plus précisément, ce qui est significatif est que l'accès à l'espace n'est plus le domaine exclusif des gouvernements mais commence à intéresser le privé. Pour mettre en évidence les implications extrêmes de ce processus, il suffit de comparer les débuts des ordinateurs, qui remplissaient alors une pièce et étaient contrôlés par les gouvernements, aux portables actuels que les enfants prennent en main. Si cette analogie est juste, elle signifie que l'accès à l'espace sera demain aussi commun que les voyages en avion et qu'il y aura partout des spaceports. C'est ce que confirme l'industrie émergeant du tourisme spatial qui a déjà envoyé plusieurs citoyens dans l'espace sans autre but que d'expérimenter l'apesanteur et de contempler la Terre depuis l'espace.

Mené à ses conclusions extrêmes, cela suggère que les stations spatiales ou les bases lunaires seront des hôtels ou des habitations permanentes dans lesquels l'activité humaine concernera bien plus que la subsistance et l'observation environnementale. Il en sera de même des colonies spatiales sur Mars et au-delà. Dans ce nouvel environnement culturel, l'art et la poésie, comme les autres formes d'expression humaine, produiront des œuvres.

Clairement, il est possible d'écrire et de dessiner à bord d'une station spatiale, mais cela ne représente rien de stimulant pour la création d'un langage poétique particulier à cet environnement. C'est précisément la nouvelle réalité matérielle d'un accès ordinaire à l'apesanteur et à l'espace qui produit le contexte culturel nécessaire à l'émergence d'une space poetry authentique.

J'appelle « gravimorphisme » et « gravitropisme » le processus selon lequel la pesanteur conditionne toute forme de comportements terrestres, y compris l'art et la poésie. C'est peut-être une banalité de dire que la gravité a un effet fondamental sur notre sensibilité comme sur le monde physique et qu'elle conditionne aussi l'art et la poésie. Cependant, il n'est pas inutile de se demander quelles nouvelles formes, quelles expériences artistiques et poétiques peuvent apparaître si, à la fois, les créateurs et les participants/spectateurs sont libérés de cette contrainte. Les comportements des organismes matériels et vivants différent en apesanteur. Par exemple, il est possible de créer une lettre « O » comme une sphère par la libération d'eau dans l'espace, et, en son centre, une autre lettre « O » peut être créée comme une bulle.

J'emploie les mots « gravimorphisme » et « gravitropisme » dans l'art et la poésie pour souligner le fait que la gravité joue un rôle fondamental dans les formes et les événements que nous créons sur Terre, et que les formes et les événements créés sous gravité nulle pour expérimenter dans ce contexte peuvent être radicalement différents. En 1986 j'ai proposé d'envoyer un holopoème (intitulé « Ágora ») vers la galaxie Andromède, comme première tentative de space poetry. Sous la forme d'holopoésie, j'ai, depuis 1983, articulé quelques possibilités de poésie détachée des effets de la gravité, dans la mesure où les poèmes holographiques sont composés de lumière et n'ont donc aucun poids. L'holopoème « Ágora » est conçu à la fois comme une extension de l'holopoésie et comme un geste de communication, un sondephoton symbolique vers les habitants imaginaires de cette galaxie voisine. J'ai, en 1987, commencé à écrire sur les formes et les événements gravimorphiques/gravitropiques en articulant la théorie de l'holopoésie avec ses événements linguistiques protéens flottant et changeant dans l'espace, libérés des contraintes matérielles et gravitationnelles. Dans mon premier texte, je disais : «en expérimentant des volumes optiques sans masse — des vibrations lumineuses focalisées suspendues dans l'air — le « gravitropisme » (forme conditionnée par la gravité) ouvre la voie à « l'antigravitropisme » (création de formes nouvelles non conditionnées par la gravité), libérant l'esprit des clichés du monde physique et provoquant l'imagination ». J'ai alors forgé le terme « antigravitropisme » pour désigner la qualité positive de nier ou neutraliser la gravité.

La space poetry est basée sur le temps en ce sens que chaque poème contient sa propre logique temporelle. Elle est performative, parce que le corps du lecteur est sans poids et donc engagé dans l'expérience de lecture d'une kynesthésie particulière. Les space poems sont naturellement liés aux arts visuels et autres disciplines parce qu'ils ne peuvent exister dans un livre, mais dans l'apesanteur. Ils n'utilisent que peu de mots (dont la sémantique révèle ses potentialités dans l'exploration du comportement des matériaux en apesanteur) et impliquent souvent une participation directe du lecteur. De façon importante, les space poems produisent de nouvelles syntaxes antigravimorphiques.

En somme, la space poetry constitue un nouveau langage poétique qui participe à la création de la nouvelle culture spatiale au travers de l'exploration des potentialités créatives de l'hypogravité et de l'apesanteur.



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