30 septembre 2005



Eduardo Kac, Move 36

Par Frédéric Lebas

Numeriscausa et le festival Art Outsiders présentent à la Biche de Bere Gallery une installation d’Eduardo Kac intitulée Move 36. Créateur de l’«Art transgénétique», Kac est partisan d’un art conceptuellement et poétiquement efficace alliant progrès scientifiques et interrogations philosophiques sur le devenir de l’être humain.

Sa dernière œuvre, Move 36, fait suite à GFP Bunny, où l’artiste entamait un débat public sur l’intégration sociale du lapin transgénétique Alba ; à Genesis, où il questionnait un verset de la Bible relatif à la suprématie de l’homme sur la nature, transcodé et transféré à même des bactéries ; et à The Eighty Day, où il créait un écosystème fermé sur lui-même (composé d’êtres bio-luminescents et d’un robot biologique fait d’amibes) pour aborder les questions de l’évolution transgénétique et du nouvel écosystème que constitue le Web.

Kac éprouve les fondements de la philosophie occidentale cartésienne en mettant en tension son rationalisme. Le titre «Move 36» renvoie à ce fameux coup porté par l’ordinateur Deep Blue en 1997 au champion d’échecs, Gary Kasparov. Ce coup, en se révélant décisif pour la suite de la partie, n’est autre que ce moment fondateur où l’être de silicium parvint à égaler la pensée humaine, et déstabiliser un adversaire tel que Kasparov.

Les éléments constituants cette pièce comprennent une plante modifiée génétiquement apposée sur la case du «coup 36» d’un échiquier sur pied, et deux animations vidéo-projetées sur les murs. Les cases blanches de l’échiquier sont composées de sable. La silice est un composant du sable, et l’une des matières premières indispensable pour toutes conceptions d’ordinateurs. Les cases noires sont faites de terre, la matière nutritive et support vital par laquelle pousse la plante. Symboliquement, l’échiquier devient ce le lieu interstitiel, le théâtre des opérations, qui fait lien entre le vivant et le non vivant.

Pierre de touche de l’œuvre, le génome de la plante comporte un nouveau gène créé spécifiquement par Eduardo Kac. Sans rentrer dans les détails, ce gène est la transcription du «Cogito ergo sum» de René Descartes, qui a été codé par l’entremise du code universelle 8-bit ASCII (0 et 1), puis retranscrit en informations génétiques (C,G,A et T). Ce «gène Cartésien» transcodé, est ensuite couplé à celui d’un autre gène agissant sur la morphologie de la plante. Cette dernière, qui au départ disposait de feuilles planes, détient désormais des feuilles courbes sur les rebords. Ce «gène cartésien» devient alors visible aux yeux de tous.

Selon le mode poétique de l’artiste, cette plante apposée sur le jeu de l’existence, n’est pas sans retombées sur notre perception du monde. Selon Kac : «La présence de ce ’gène cartésien’ dans la plante enracinée précisément là où l’humain a perdu devant la machine, révèle la frontière ténue entre l’humanité, les objets inanimés ayant des caractéristiques proches de la vie et les organismes vivants qui contiennent des informations codées numériquement.»

Sont placés, de part et d’autre de l’échiquier, deux écrans destinés à la vidéo projection de deux autres grilles d’échiquiers. On découvre dans chacune des cases, des séquences animées d’êtres et de formes abstraites organiques. Cette nouvelle configuration renforce la complexité du jeu. Il est la proposition d’un territoire fantasmatique des sciences, de la science-fiction et dorénavant de l’Art. Là où il n’y aurait plus de différences tangibles entre les matières.

Tous ces éléments sont abrités, à couvert, dans une boite noire gigantesque, sorte de boîte de Pandore. Pour compléter ce dispositif, où tout se focalise sur la plante, une lampe l’éclaire, de même que sa case, telle un lumière céleste.

Force est de constater qu’aujourd’hui l’avènement des biotechnologies et nanotechnologies, et auparavant, avec la cybernétique et l’informatique, comblent le fossé, de manière toujours plus subtile, entre l’animé et l’inanimé, et ce pour de nouveaux paradigmes. Nous avons interrogé l’artiste sur ces questions.

Que pensez-vous de cette évolution au regard de votre art et de l’art contemporain de manière générale ?
La connexion entre l’animé et l’inanimé est au cœur de ma démarche. Mon point de départ est la forme virale, le virus étant l’une des premières formes qui se reproduit par elle-même. Tout en portant ma démarche dans la zone d’influence politique – le biopolitique -, je m’en écarte pour porter ma réflexion sur des bases de réflexions philosophiques. Au même titre, que les questionnements qui débutèrent depuis Aristote, en passant par Leibniz ou bien Heidegger… dans la capacité physique que le corps, et maintenant le gène, à s’exprimer. Pour exemple, l’androïde ou l’Homme-plante de la Mettrie seraient ces figures poétiques du langage qui permettent de repenser l’humain et ainsi le redéfinir selon nos propres termes. La volonté d’inventer de nouvelles formes qui n’existent pas : c’est le contexte de l’œuvre d’art. Tout le travail qui le précède ne m’intéresse pas en tant en que tel. Mes réalisations sont des interventions dans la réalité matérielle, qui nous permettent de nous confronter au vivant, en somme, ajouter quelque chose de plus : un élément poétique.

Même si vous réfutez toutes implications bio-politique (dans cette œuvre) dans l’action sur le vivant que vous perpétrez, ne pensez-vous pas contribuer tout de même à cette évolution ?
Il ne faut pas sous estimer l’impact de Descartes, il n’est pas réducteur tel que l’on pourrait le croire (…), c’est en quelque sorte un hommage. Tout n’est que question d’échelle temporelle, tout dépend du point de vue où l’on se place dans l’échelle de l’évolution. Nous sommes des agents de l’évolution qui créent de nouveaux évènements et de nouvelles pièces du jeu. Mais en même temps, nous ne sommes pas dans le contrôle de ce qui ne peut être maîtrisé. C’est un art tourné vers l’avenir, mais qui n’est pas aveugle de tous les desseins qui se trament.

Ainsi, le travail d’Eduardo Kac est transversal entre l’écriture, l’informatique et la génétique, afin de donner un supplément poétique à son œuvre. Sa démarche pourrait être interprétée sous le signe de la réintégration poétique de la pensée cartésienne à même la chair, en l’occurrence la plante. Ce verbe qui aurait dissocié la machine du fantôme, le corps de l’esprit, est symboliquement replacé, d’où il s’en était lui-même échappé.


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