Première publication (Anglais et Portugais): "Rabbit Remix" (catalogue d'exposition), Laura Marsiaj Arte Contemporânea, Rio de Janeiro, 19 Septembre a 21 Octobre, 2004.


Eduardo Kac aux pays des merveilles

Didier Ottinger


“ Le XX e siècle était celui de la physique et de la chimie. Mais il est clair que le siècle prochain sera celui de la biologie. ”
John Carey, The Biotech Century, Business Week, 10 mars 1997, P ; 79

En 1917, un artiste anonyme sort de son chapeau un urinoir aussi immaculé qu’un lapin albinos, le soumet illico au jury du Salon des indépendants de New York. Parmi les jurés, le peintre Goerges Bellows s’indigne : “ Nous ne pouvons pas exposer ça. ” Le collectionneur Walter Arensberg prend la défense de l’ objet incriminée : “ Nous ne pouvons pas le refuser, le droit d’admission a été payé. ”
Bellows : “ c’est indécent ! ”
Arensberg : “ Une forme séduisante a été révélée, libérée de sa valeur d’usage, de ce fait, quelqu’un a accompli un geste esthétique. ”
Après des débats houleux, l’urinoir est finalement écarté du Salon.
L’artiste “ anonyme ” est un joueur d’échecs, se nomme Marcel Duchamp. Il est provisoirement “ chef du comité d’accrochage ” des Indépendants new yorkais.

La présentation de son Urinoir ( rebaptisé Fontaine pour l’occasion), s’inscrit dans une stratégie de longue haleine. Elle ne vise à rien de moins qu’à une redéfinition des catégories artistiques en usage. Duchamp sait que le prestige d’une œuvre, son potentiel mythique, est inversement proportionnel à son degrés d’exposition. La disparition (orchestrée) de l’urinoir est une aubaine. L’œuvre n’existera que par la photographie aussitôt faite de l’objet (par Stieglitz), par sa reproduction à la une d’une revue confidentielle, The Blind Man dont Duchamp lui même est le rédacteur.

Le GPF Bunny d’Eduardo Kac opère dans le champ de l’art, un seisme comparable à celle dont fût responsable l’Urinoir de Marcel Duchamp. Comme son prédécesseur sanitaire, le “ prestige ” du lapin grandi à proportion de son invisibilité. L’animal, “ réalisé ” par un laboratoire français (l’INRA de Jouy en Josas), n’a jamais pu être exposé dans l’espace public pour lequel il avait été conçu. Sa photographie, par contre, a été reproduite à la “ une ” des plus grands quotidiens du monde. Comme l’urinoir, la lapine fluorescente pose des questions qui conduisent à une redéfinition de nos notions et critères esthétiques.
Pourtant“ Fabriquée ” par un laboratoire, elle résiste à se laisser encager dans les catégories applicables aux ready mades.
Privée de la source lumineuse qui provoque sa luminescence, elle s’apparente à un banal porte bouteille ou à une vulgaire pelle à neige. Elle répond pratiquement à la définition surréaliste du ready made. N’est- elle est un “ objet élevé à la dignité d’œuvre d’art par la seule volonté de l’artiste ? ”
Un examen plus minutieux de l’animal, prenant en compte la manipulation génétique dont il a fait l’objet, en ferait presque un ready made “ aidé ” (selon la définition que donne Duchamp de cette seconde catégorie de ready made). Comme le Peigne de 1916 est augmenté d’une inscription, le génome de la lapine GPF est enrichi d’une séquence génétique qui la distingue de ses congénères. Seule l’absence de “ déjà-là ” de la lapine, la soustrait à la stricte définition du ready made.
En troisième approximation, Alba ressemblerait à Why not sneeze Rrose Sélavy ?, ou à A bruit secret. Le premier de ses objet est formé d’une bobine de ficelle tenue entre deux plaques de laiton, sur lesquelles Duchamp a inscrit un texte ésotérique. Le second est fait (entre autre) de morceaux de marbre polis jusqu’à ressembler à des carrés de sucre, enfermés dans une cage d’ oiseau. Ces deux objets, qui n’ont plus rien de “ déjà fait ”, qui ont requis un véritable travail de façonnage, n’ont plus de ready made que le nom. C’est à eux que ressemble le plus la lapine de Kac.
Si l’intentionnalité artistique qui est à l’ origine de la naissance d’Alba suffit à en faire une œuvre d’art, alors se pose une autre question : celle de la labélisation artistique du vivant. L’art moderne possède sur ce point une déjà solide tradition. Dans les années soixante, Manzoni avait signé des modèles vivants. Warhol s’était présenté sur un socle le désignant comme “ sculpture ”. Dans le registre animal, Broothaers a introduit un perroquet vivant dans son exposition “ Ne dites pas que je ne l’ai pas dit ” ( 1974, Anvers, Wide White Space Gallery), Nam Jun Paick des poissons rouges dans son Vidéo Fish ( 1979, Col MNAM- Centre Pompidou). Plus près de nous, Wim Delvoye a exposé des cochons vivants et tatoués, Maurizio Catalan un âne, Bustamante des oiseaux, Ping des insectes. Ces introduction d’animaux dans des œuvres répond à un projet que l’on pourrait dire “ endogènes ” à l’art et à ses pratiques. Au début des années soixante, dans l’enthousiasme de la redécouverte de Duchamp, Warhol ou Manzoni parachevaient l’extension des frontières de l’art. Aux œuvres récentes qui recourent au vivant sont généralement associées des significations internes à la pratique, à l’histoire artistique. Ces animaux sont pris dans un discours, narratif ou critique, dont l’art, ses limites, son sens, ses normes, constituent la fin.
Le BPF Bunny d’Eduardo Kac ne s’insère dans aucune séquence discursive ou démonstrative. Il n’est pas l’élément d’ une installation. Il échappe à l’art, aux codes qui le définissent. Comme l’urinoir de Duchamp, son sens réside tout entier dans l’énigme que constitue son épiphanie. Comme Fontaine avait fait appel à des catégories qui jusqu’alors n’appartenaient pas au jugement critique, Alba, pure objet scientifique, décale les interrogations qu’elle suscite au-delà des frontières (pourtant déjà distendues) de nos catégories esthétiques.
Seule Eduardo Kac, artiste patenté qui eu l’idée de sa création, confère à son Bunny sont statut artistique.

Tout “jugement” porté sur la lapine albinos implique des questions adressées à la science, à ses finalités, à ses règles éthiques. Une première interrogation, naïve, pourrait porter sur le devenir artistique de la science. Le savant, armé de l’attirail du génie génétique, serait en passe de devenir artiste ?
La question est explicitement posée par Jeremy Rifkin, qui analyse la pensée de la génération des chercheurs “ post modernes ”. “ Ils soutiennent qu’il n’existe pas de méta récit définitif ou de vérité universelles, mais seulement une série d’options ludiques, de mythes et de textes socialement construits et culturellement élaborés. La vie est perçue moins comme un voyage d’exploration que comme une aventure créatrice. ” . Rifkin décrit, pour nous en garder, la figure du savant-artiste, émancipé des “ forces extérieures ” et des “ vérités universelles ”pour qui : “ ..la création est notre création. ” .
N’est-ce pas le péril même d’un “ avenir eugénique ” que la lapine de Kac place sous nos yeux en l’espèce d’un rongeur anodin ? Bunny GPF n’a t-il pas comme fonction première de porter sur la place public, d’inviter à l’analyse critique, la situation nouvelle décrite par Rifkin : “ La conception du monde naturel comme une “ progression créatrice et innovante ” et des espèces vivantes comme des “ œuvres d’art ” est parfaitement adaptée aux desseins d’un avenir eugénique. ” .

Fontaine, rejeté par les membres des Indépendants de New york, a été le révélateur des normes du jugement esthétique de son temps (normes d’une époque antérieure à “ L’assujétissement philosophique ” de l’art, qui restaient attachées aux valeurs manuelles d’exécution, d’originalité…). Que révèle l’emprisonnement auquel est condamnée Alba ?
Des secrets scientifiques ? Certainement pas. L’utilisation de “ marqueurs ” colorés susceptibles de fluorescence est pratiqués dans les laboratoires de biologie depuis les années soixante dix. Le procédé de création de Bunny relève de la mécanique génétique de cours élémentaire (En 1973, Stanley Cohen de l’Université de Stanford et Herbert Boyer de l’Université de Californie ont réalisé la première greffe de fragments d’ADN distincts).
La peur alors, de diffuser auprès du grand public un monstre capable de réveiller l’angoisse liée au souvenir de l’antique Chimère ?
Bunny est d’une monstruosité bien anodine, comparé à la chimère chèvre-mouton réalisée en 1984 par des chercheurs anglais, ou pire encore, à ce porc “ enrichi ” du gène de croissance humaine, conçu par les chercheurs du centre de recherche du ministère de l’Agriculture américain : “ excessivement velus, arthritique, atteint de strabisme et léthargique ” . Non, décidément, Alba n’a rien d’effrayant, comparée aux “ cochons Schwazenegger ” ( animaux qui mêlent gènes de poulet et de porc afin d’offrir une plus grande masse musculaire), ou aux nouvelles et industrielles nouvelles générations de poulet sans plumes . Ces derniers gambadent dans les colonnes scientifiques de nos journaux sans susciter d’émois.

Les ready made de Duchamp avaient démontré que le musée était l’ instance légitimatrice, capable de transmuer en art n’importe quel objets.
Quel effet produit le transfert dans la sphère artistique d’un objet scientifique (un lapin transgénique par exemple) ? Lui aussi subit une transmutation. Dans l’espace de l’art, l’objet de la science révèle des potentialités esthétiques, un sens inattendus. Il s’expose à être appréhendé d’un point de vue formel ( le Porte bouteille se met à ressembler à une sculpture de Pevsner, l’urinoir à un Brancusi). L’objet transplanté se trouve investi de la gratuité, des valeurs de transgression qui caractérisent les œuvres modernes. Alba soumis aux regardeurs de l’art, n’offre que peu de prise au comparatisme formel (est-il plus harmonieux, expressionniste, pop qu’un lapin en inox de Jeff Koons ?).
Alba transpose la science et ses questions sur le territoire de l’art. Elle participe à la mutation politique (au sens le plus noble) de l’art contemporain. Comme Alice suivait son lapin blanc, suivons tous Alba aux pays merveilleux d’un pays merveilleux, dans lequel les rongeurs ressemblent à des fantômes de châteaux écossais, et les poules ont des dents….


Ottinger Didier (Musée national d’art moderne)
Didier Ottinger est conservateur en chef du Musée national d’art moderne à paris. Il est commissaire de nombreuses expositions, dont, parmi les plus récentes La Grande Parade (Paris, 2004), (Paris, 2002-2003), Philip Gustin (Paris, 2000), David Hockney. Espace/Paysage (Paris, 1999). Il est également auteur de plusieurs publications et catalogues, dont notamment : Francis Picabia (2003), Beckmann en eaux troubles (2003), (2002).


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