Publié dans la revue Espace(s), n. 14, mars 2017, CNES - L'Observatoire de l'espace, Paris.
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Pourquoi un poème dans l’espace ?

Hugues Marchal

L’Agence spatiale européenne obéit à des motifs profonds en inscrivant dans son programme un dispositif poétique. Elle nous rappelle qu’explorer et expérimenter ne sont pas l’apanage des sciences et techniques, et que la culture et la création artistiques forment une composante cruciale de la vie humaine, jusque et peut-être surtout dans les moments où elle semble la plus fragile, la plus comptée, la plus déroutée par un environnement qui la force à se réinventer. « Changer la vie », après tout, est un slogan de Rimbaud, et une très ancienne tradition a fait des poètes les inventeurs des mythes et des défis que l’humanité a tenté de réaliser par les sciences : Victor Hugo n’a-t-il pas vu, avant Jules Verne, l’homme « maintenant marcheur de l'infini » entamer sa « traversée » vers les astres ?

Eduardo Kac, est certainement l’un des artistes contemporains les plus constamment attachés à relier la poésie – c’est-à-dire, étymologiquement, la création – aux possibilités sans cesse renouvelées qu’apporte l’évolution technologique et scientifique. Sa poésie de l’espace (space poetry) prolonge, sous une autre forme, ses expériences d’écriture par hologrammes ou ses récents biopoèmes, qui s’emparent de l’ingénierie génétique pour brouiller les frontières entre texte et vivant. Le dispositif qu’il propose aujourd’hui lance aux spécialistes de l’espace comme au reste du public une question qu’il a déjà soumise aux chercheurs en optique ou en biologie : quelle type d’écriture et quelle expérience de l’écrit peut-on concevoir, non pas à propos de ces différents champs, mais en leur sein, avec leurs outils et leurs contraintes ?

L’une des meilleures preuves de la profondeur de ce dialogue est l’économie extrême de Télescope intérieur. Dès 2007, Kac a esquissé un programme où l’« authentique poésie de l’espace » était définie par sa capacité à tester une syntaxe et des comportements matériels irréalisables dans les conditions terrestres. Ici, deux formes sont découpées dans du papier (et non inscrites sur lui). Une fois lancées en apesanteur et d’une manière que seule permet l’absence de gravité, elles doivent suffire à composer trois lettres et un mot unique, moi, dont la concision est compensée par les aspects changeants que son mouvement donnera à l’assemblage. Accédant au temps, le texte se fera également sculpture mobile, telle que, selon l’angle et le moment, chacun pourra y lire ou non différents caractères, y voir un volume abstrait ou la représentation d’un instrument d’observation, d’un satellite, d’une figure humaine.

Cette richesse d’interprétation est renforcée par les nombreux échos que ce dispositif si simple en apparence éveille au sein d’une culture étendue. Un autre poète contemporain, le Français Michel Deguy, l’a noté en 1969 dans un texte évoquant les premières missions lunaires, l’humanité va partout emportant ses héritages de pensée et « récidivant [se]s fictions » — le passé de notre pensée nous servant à appréhender l’inédit. Ici, forcer l’attention vers la matière même des caractères qui composent l’écriture, dans un cadre libéré de la gravité, pourra ainsi rappeler qu’il y a deux millénaires, dans son De natura rerum, chef-d’œuvre de la poésie latine liant déjà physique et littérature, Lucrèce a comparé les atomes à des lettres, éléments tantôt purs et flottant librement dans l’espace, tantôt combinés pour créer des textures aux propriétés différentes.

Quant au choix du mot moi, il n’a rien d’un narcissisme. Le terme, qui renverra autant à Kac qu’à Thomas Pesquet, le spationaute à qui cette composition est déléguée, constitue en réalité une synthèse. Celle, d’abord, de cette quintessence de la poésie qu’est la parole lyrique. Car, si le lyrisme est centré depuis le romantisme sur la personne même du poète, chez Kac comme dans cette tradition le sujet qui parle est « poreux ». Son discours résonne avec la nature environnante et c’est cette intimité d’ordre presque écologique que Télescope intérieur reproduit, en faisant de l’apesanteur un acteur du poème. Toutefois, la voix lyrique est aussi parole à partager, voix de tous ou de personne, où chacun est invité à se retrouver et s’observer – une dimension réflexive que le titre choisi par Kac souligne : lire un autre, c’est se déporter hors de soi pour revenir à soi, se voir autre pour mieux s’observer de près.

Enfin, inscrire le moi au plus loin de soi constitue le ressort le plus fondamental de la création matérielle humaine, si l’on admet que tout objet, qu’il soit technique ou artistique, a pour fonction de diffuser les traces et la sphère d’action de son auteur au-delà du site et de l’instant étroits où sa présence est effective. L’anthropologue Alfred Gell, à qui l’on doit cette définition, l’a élaborée en observant que certains peuples polynésiens jaugeaient l’influence des sculpteurs de barques en fonction de l’aire où leurs embarcations se répandaient. Le poème d’Eduardo Kac, qui rêva dès 1986 d’envoyer un poème-sonde vers la galaxie d’Andromède, active à son tour cet imaginaire, en l’adaptant à la navigation stellaire. Aussi le moi qu’il énonce devient-il également par ce biais celui de l’humanité, voire de toute la Terre, au sens où l’exploration spatiale tente justement d’étendre loin de nos bases les signes de notre existence et les outils de notre activité. Ainsi perçu, Télescope intérieur n’est donc en rien étranger à la station orbitale : il en résume peut-être la motivation même.


Hugues Marchal est professeur de littérature moderne et contemporaine à l’Université de Bâle. Ses travaux portent en particulier sur la poésie et ses relations aux sciences. Il a notamment publié La Poésie (Flammarion, 2007) et dirigé l’anthologie Muses et ptérodactyles : la poésie de la science de Chénier à Rimbaud (Seuil, 2013).


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