Libération,   lundi 9 juin 2008


Le guide des chimères

Au confluent de l’art et de la biologie, un plasticien et une philosophe présentent un guide des nouvelles formes de vie engendrées par l’homme.

ÉRIC DAHAN     

QUOTIDIEN : lundi 9 juin 2008

Life Extreme , cosigné par Eduardo Kac, pape du bio- art, et Avital Ronell, philosophe, est un livre étrange et saisissant (1). C’est la première fois que sont réunis, dans un recueil, des êtres vivants conçus ces derniers siècles pour la recherche scientifique, l’industrie du divertissement ou de l’ornementation. De la pastèque devenue cubique pour avoir été élevée en boîte au «taureau Schwarzenegger», issu des accouplements des bestiaux les plus musculeux, en passant par Dolly le clone, la rose bleue transgénique et l’iris hybride, tous sont des créatures de l’homme. Peu importe, dans ce parcours aléatoire qu’ils soient façonnés par les moyens les plus antiques - l’hybridation - ou les plus futuristes - la transgénèse -, le livre n’est ni un catalogue raisonné ni une réflexion théorique sur la légitimité du pouvoir de l’homme sur la nature, ni un plaidoyer pour le bio-art, mais un voyage en mots d’écrivains, et en images. Une mise en perspective, avant tout artistique, des biotechnologies de tous âges utilisées pour produire des créations végétales et animales merveilleuses, utiles, étonnantes ou effrayantes.

«RIEN N’EST PRÉCIS EN NATURE»

Est-il possible de penser par-delà Bien et Mal la nouvelle étape de l’arraisonnement du vivant par l’homme que représentent les manipulations, notamment génétiques, et leur utilisation à des fins non scientifiques ? Peut-on tout mettre en œuvre pour produire des animaux de compagnie à notre goût, ou faire œuvre artistique ? Telle est la question indirectement posée par Life Extreme, écho au «Que pensez-vous du mélange des espèces ?» dans le Rêve de D’Alembert de Diderot qui faisait répondre au fameux mathématicien : «C’est une question de physique, de morale et de poétique.» Dans ce texte, le créateur de l’Encyclopédie écrivait : «Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal. Il n’y a rien de précis en nature. […] Rien n’est de l’essence d’un être particulier. […] Puisqu’il n’y a aucune qualité dont aucun être ne soit participant.»

Né en 1962 à Rio de Janeiro et établi à Chicago, Eduardo Kac a accédé à la célébrité mondiale en 2000 en présentant une photo d’un lapin qu’il a nommé Alba, qui paraît phosphorescent sous une lumière ultra-violette (lire ci-dessous). Kac a commencé sa carrière d’artiste en écrivant des poèmes conçus pour être criés dans l’espace, lors de performances de rue. «Depuis l’âge de 12 ans, je suis animé par une volonté d’articuler passion et partage, théorie et pratique», nous confie-t-il. Au début des années 80, la poésie le conduit à embrasser les arts visuels. Suite à l’apparition des nouveaux réseaux de communication comme le Minitel, il écrit des poèmes destinés cette fois à être exposés sous forme d’hologrammes. Insaisissables dans leur intégralité, mutant selon le point de vue du lecteur, ces holo-poèmes instables sont «en phase avec l’ère de l’information». Après l’art de la télécommunication, Kac passe, dans les années 90, à celui de la «téléprésence», en utilisant des robots contrôlés à des distances de plusieurs milliers de kilomètres. Depuis dix ans, Kac a pénétré le règne du vivant. Il fait dépendre la croissance d’une plante du chant d’un oiseau qui déclenche une lumière ultraviolette. Puis se flatte d’avoir introduit dans l’ADN d’une bactérie l’encodage génétique d’une phrase de la Bible pour qu’en faisant muter la bactérie, on fasse muter la parole de Dieu: «La barrière entre vivant et non-vivant est effacée, on peut utiliser le vivant comme un ordinateur, une bactérie est du vivant et en même temps, un instrument technologique», affirme-t-il au risque de choquer ou de faire sourire.

«JUBILATION DES TECHNOPHILES»

Auteur d’un manifeste pour l’art transgénique, Kac considère la victoire de l’ordinateur sur le champion d’échecs Gary Kasparov en 1997 comme «l’événement qui a changé nos rêves, nos désirs, notre compréhension du monde et de nous-mêmes. Il y a une dynamique de la vie qui ne passe pas par la nature, cela ajoute de nouvelles problématiques à la notion d’évolution de la société. La nature, elle aussi, a toujours connu des processus transgéniques. Il faut donc respecter ces êtres uniques, produits artificiellement, comme le "cheton", hybride de chèvre et de mouton, de la même façon qu’on respecte tous les enfants, qu’ils soient nés d’une union amoureuse ou parfois d’une situation violente ou triste».

Fameuse disciple de Jacques Derrida, sa complice éditoriale, Avital Ronell, apporte de l’eau à son moulin : «Il y a toujours eu de la mutation, de l’hybridation, de l’illisible. Kant parle de monstruosité à propos du génie comme du poète». La philosophe américaine, qui enseigneà l’université de New York, avoue que les images des êtres transgéniques réunies dans Life Extreme ont réveillé son «ambivalence naturelle : répulsion, attraction, l’une nourrissant l’autre ». Consciente de cette dangereuse «jubilation des technophiles» à réaliser des hybridations et des mutations, elle préfère penser que «scientifiques et poètes travaillent tous les deux avec l’imaginaire». Ils «partagent, rêvent des choses similaires, créent tous deux des choses monstrueuses. C’est pourquoi il ne faut pas laisser le transgénique à la facticité objective de la science et il faut que des artistes s’en emparent pour lui offrir un autre champ, un autre regard».

KASPAROV ET DESCARTES

Ce serait le sens de l’œuvre de Kac lorsqu’il conçoit un échiquier de sable et de terre, où il fait pousser, dans la case du coup fatal à Kasparov, une plante mutée à partir du code génétique de la phrase de Descartes, fondatrice du rationalisme moderne : «Cogito ergo sum», «je pense donc je suis». La feuille qui tourne autour de la tige de la plante «signale cette mutation dans l’espace social». Quand on lui demande s’il n’a pas de scrupules à disposer du vivant comme d’un pur matériau artistique, Kac répond qu’il veut justement «arracher le vivant au monopole de la religion ou de la politique», lui redonner sa «dignité», et que le bio-art est l’antidote au fameux «biopouvoir» dénoncé en son temps par Michel Foucault. Il ajoute : «Nous commençons à peine à réaliser que nous sommes nous-mêmes des microchimères, des êtres transgéniques

Le bio-art relève-t-il du pur charlatanisme ? Est-il le dernier avatar de l’humanisme moderne - cette idée que l’homme est au centre du monde et peut exploiter ce dernier à sa guise - dénoncé par Heidegger il y a cinquante ans ? Ou tire-t-il au contraire sa légitimité du matérialisme diderotien, rappelant le cousinage profond des hommes et des bêtes ? Life Extreme, en plus de relancer la polémique sur l’honnêteté du bio-art et de son plus fameux représentant, donne surtout envie de relire ce que l’auteur du Neveu de Rameau et de Jacques le Fataliste écrivait il y a déjà trois siècles : «Et vous parlez d’individus, pauvres philosophes ! Laissez là vos individus ; répondez-moi. Y a-t-il un atome en nature rigoureusement semblable à un autre atome ? Non […]. La vie est une suite d’actions et de réactions. Vivant, j’agis et je réagis en masse. Mort, j’agis et je réagis en molécules… Je ne meurs donc point ? Non, sans doute, je ne meurs donc point en ce sens, ni moi, ni quoi que ce soit… Naître, vivre et passer, c’est changer de formes

(1) Life Extreme : guide illustré de nouvelles formes de vies d’Eduardo Kac et Avital Ronell. Editions Dis voir. 128 pages, 29 euros.


http://www.liberation.fr/transversales/grandsangles/330606.FR.php


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