Formule, N° 10, mai 2006, "Littérature Numérique et domaines voisins", Paris.


L’holopoésie

Eduardo Kac

La poésie est un art qui utilise comme matière première les mots. La poésie visuelle a enrichi le mot, lui donnant une physicalité à la surface du papier et en étendant cette physicalité à d’autres matériaux, comme dans le cas de poèmes faits sur bois, sur plexiglas, sur verre ou sur métal.

L’holopoésie appartient à la tradition de la poésie expérimentale, mais elle traite le mot comme une forme immatérielle, ce qui veut dire comme un signe qui peut changer ou se dissoudre dans l’air, en brisant sa rigidité formelle. Libéré de la page et libéré de tout autre matériau tangible, le mot envahit l’espace du lecteur et le force, elle ou lui, à le lire de façon dynamique; le lecteur doit se déplacer autour du texte et trouver les significations et les connexions que les mots établissent les uns avec les autres dans l’espace vide. Ainsi, un holopoème doit être lu avec des ruptures, dans un mouvement irrégulier et discontinu, et il changera selon les différentes perspectives d’où il est vu.

Quand on lit un texte conventionnel ou qu’on regarde le monde autour, des images légèrement différentes sont perçues par chaque oeil. Mais dans la lecture d’un livre, d’un journal ou d’un poème imprimé, ce processus de perception n’est pas évident ni n’affecte ce qui est en train d’être lu de façon fondamentale : ce que l’oeil gauche voit est virtuellement la même chose que ce que l’oeil droit voit. Cependant, dans le cas d’un holopoème, la lecture est une synthèse de deux inputs différents reçus par les yeux et est cependant quelque chose de plus complexe et intense. C’est là où le concept de “lecture binoculaire” entre en jeu : nous sommes constamment en train de changer la façon dont nous “éditons” mentalement le texte, à partir des inputs différents reçus durant les différents focus de chaque oeil sur les lettres dans l’espace. La relation linguistique qui produit le sens - la syntaxe - est constamment en train de changer à cause de l’activité perceptuelle du lecteur. La “syntaxe perceptuelle” de l’holopoème est conçue aussi pour créer un système de signification mobile et ainsi étendre son pouvoir expressif d’embrasser le temps, puisque les mots ne sont plus fixés sur une surface mais flottent plutôt dans l’espace.

Les holotextes ne peuvent avoir du sens qu’en fonction d’un engagement actif au niveau de la perception et de la connaissance de la part du lecteur ou du regardeur. Ceci veut dire finalement que chaque lecteur “écrit” ses propres textes selon la manière dont elle ou lui regarde la pièce. Les holopoèmes ne restent pas tranquillement à la surface. Quand le regardeur commence à chercher les mots et leurs liens, les textes se transformeront eux-mêmes, bougeront dans un espace à trois dimensions, changeront de couleur et de signification, fusionneront et disparaîtront. Cette chorégraphie en mouvement du regardeur fait autant partie du processus de signification que la transformation elle-même des éléments verbaux et visuels.

Le langage joue un rôle fondamental dans la constitution de notre monde sensible. Questionner la structure du langage correspond à rechercher comments réalités sont construites. Les holopoèmes définissent une expérience linguistique qui prend place en dehors de la syntaxe et qui conceptualise l’instabilité comme un agent clé signifiant. Ils effacent la frontière entre mots et images et créent une syntaxe animée qui relie les mots par-delà leur signification dans un discours ordinaire. Les holopoèmes minent les états fixes (i. e., des mots chargés visuellement ou des images enrichies verbalement) et créent une oscillation constante entre eux. L’organisation temporelle et rythmique des holotextes joue un rôle important dans la création de cette tension entre langage visuel et images verbales. La plupart des holopoèmes que j’ai créés entre 1983 et 1993 ont à voir avec le temps comme non-linéaire (i. e., discontinu) et réversible (i. e. s’écoulant dans les deux directions), de telle manière que le regardeur / lecteur peut se déplacer de haut en bas, d’arrière en avant, de gauche à droite, à une certaine vitesse, et être encore capable d’établir des associations entre les mots présents dans ce champ perceptuel éphémère.

L’holopoésie promeut de nouvelles relations entre apparition-disparition des signifiants, ce qui constitue l’expérience de la lecture d’un texte holographique et notre perception des facteurs organisant le texte. En ce sens, la perception visuelle du fonctionnement paramétrique des éléments verbaux augmente la conscience des significations. Comme les lecteurs bougent, ils déplacent continuellement la mise au point ou le point central ou le principe d’organisation de leur expérience en regardant à travers des zones de vision dispersées. Le texte qu’ils expérimentent va contre la fixité de l’imprimé et vers la dispersion de l’espace holographique.

A cause de leur irréductibilité comme textes holographiques, les holopoèmes résistent à l’oralisation et à la reproduction sur papier imprimé. Parce que la perception des textes change avec le point de vue, ils ne possèdent pas une “structure” simple qui puisse être transposée ou transportée à partir de ou vers un autre médium.

L’utilisation combinée des ordinateurs et de l’holographie reflète mon désir de créer des textes expérimentauix qui font bouger le langage, et plus spécifiquement le langage écrit, au-delà de la linéarité et de la rigidité qui caractérise sa forme imprimée. Je n’adapte jamais des textes existants à l’holographie. Je crée des oeuvres qui développent une authentique syntaxe holographique.

En réaction contre les structures figées, la poésie holographique crée un espace où le facteur linguistique de mise en ordre des surfaces est négligé en faveur d’une fluctuation irrégulière des signes qui ne peuvent jamais être saisis immédiatement par le lecteur. Cet espace turbulent, avec des bifurcations qui peuvent prendre un nombre indéfini de rythmes, aboutit à la création de ce que j’appelle l’instabilité textuelle. Par instabilité textuelle, je veux dire précisément la condition selon laquelle un texte ne se contente pas d’une simple structure visuelle dans le moment où il est lu par le regardeur, produisant plutôt des configurations verbales différentes et transitoires en réponse à l’exploration perceptuelle du regardeur. Les différences entre l’holopoème et d’autres sortes de poésie expérimentale sont marquées par un certain nombre de caractéristiques qui concourent ensemble à déstabiliser le texte, à l’immerger dans sa spécificité de [texte] écrit par opposition à sa représentation graphique [de discours], à créer une syntaxe basée sur des transformations fugitives et des “sautes” discrètes.

Comme Derrida l’a suggéré, aucun texte ne peut pleinement être contrôlé par l’auteur, à qui ses contradictions inhérentes et ses significations collatérales échappent inévitablement. Le positionnement précis de mots [apparemment stables] sur la surface [inanimé] de la page donne à l’auteur et au lecteur l’illusion du contrôle, de la maîtrise et de la prise en charge du texte (et souvent de la réalité extérieure à laquelle il se réfère). La poésie holographique essaie de rendre explicite l’impossibilité d’une structure textuelle absolue; elle essaie de créer des modèles verbaux avec des perturbations qui amplifient de petits changements de sens selon la recherche perceptuelle du lecteur. Par exemple : une structure syntaxique peut être créée dans laquelle on pourrait voir une vingtaine de mots ou plus occupant le même espace sans qu’ils se chevauchent; un mot pourrait aussi se transformer lui-même en un autre mot / forme ou disparaître momentanément. Des lettres peuvent se télescoper et se reconstruire ou changer pour former d’autres mots en une transition qui dure un revers de temps. Ces possibilités et toutes les autres possibilités expressives latentes de l’holopoésie sont uniques dans leur grammaticalité et sont possibles seulement en partie parce que cet espace, tel que je le crée, est un champ d’oscillation de lumière qui se diffracte, que l’on peut opposer aux surfaces tangibles des pages et des objets. Le blanc sur la page qui autrefois représentait le silence a disparu et ce qui reste est l’espace vide, une absence de support d’impression qui n’a plus de valeur symbolique primaire. Les trous vides entre les mots et les lettres ne représentent pas positivement une absence de son, parce que les inscriptions photoniques ne sont pas là essentiellement pour leur présence. Nous sommes dans le domaine de l’écriture spatio-temporelle, à quatre dimensions, où les trous de l’espace ne se réfèrent à rien excepté à la présence potentielle de graphèmes. Les vides ne sont pas là pour être “vus”, contrairement au blanc sur la page.

Ils sont, en reprenant littéralement les mots de Derrida, une “interaction d’absence et de présence”. Cela va sans dire, pour le mot écrit AVION par exemple, se référer [vouloir dire] le véhicule qui transporte les gens et les objets par air, cela peut appartenir à des contextes textuels et culturels particuliers et ses lettres peuvent être perçues par nos sens dans leur séquence propre. Le mot qui résulte de la séquence de lettres doit rester visuellement constant. Dans la poésie visuelle, le signe verbal a été soumis à un nombre de traitements graphiques qui ont contribué à étendre la signification des mots par-delà leurs associations conventionnelles. Mais une fois qu’un mot imprimé est coupé, fragmenté et / ou incorporé dans un collage, il ne peut pas échapper à l’immutabilité de la composition finale.

La dissolution de la solidité de l’espace poétique, qui rend la syntaxe discontinue de l’holopoème possible, affecte aussi les unités signifiantes du poème, i. e., le mot et la lettre. Un des éléments de l’holopoésie, qui néanmoins n’apparaît pas nécessairement dans tous les textes holographiques, est ce que j’appelle le signe fluide. C’est essentiellement un signe verbal qui change sa configuration visuelle totale de temps en temps, en échappant toutefois à la permanenece de sens qu’un signe imprimé aurait comme il est précédemment décrit. Les signes fluides sont réversibles avec le temps, ce qui signifie que les transformations peuvent fluctuer d’un pôle à l’autre selon le désir du regardeur, et ils peuvent aussi se transformer à partir d’unités compositionnelles plus petites en des textes plus grands, où chaque signe fluide sera connecté à d’autres signes fluides à travers des syntaxes discontinues.

Les signes fluides créent une nouvelle sorte d’unité verbale, dans laquelle un signe n’est ni une chose ni une autre chose. Un signe fluide est perceptuellement relatif. Pour deux spectateurs ou plus en train de lire ensemble selon des points de vue distincts, il peut y avoir différentes choses à la fois; pour un lecteur non immobile, ce signe peut s’inverser lui-même et changer de façon ininterrompue entre autant de pôles que présentés par le texte. Les signes fluides peuvent aussi opérer des métamorphoses entre un mot et une forme abstraite, ou entre un mot et une scène ou un objet. Quand cela arrive, les deux pôles à la fois altèrent réciproquement les significations de l’un et de l’autre. Une transformation se met en place et produit des significations intermédiaires qui sont dynamiques et aussi importantes en holopoésie que les significations produites momentanément aux différents pôles. Les significations des configurations intermédiaires ne peuvent pas être remplacées par une désignation verbale, comme le mot AVION qui peut être remplacé dans son propre contexte par sa définition [i. e., “le véhicule qui transporte des gens et des objets par air” ]. Ni ils ne peuvent être remplacées par un synonyme ou un mot spécifique, comme le gris peut suggérer une position ou une signification intermédiaire entre le noir et le blanc.

Dans l’holopoésie, des agglomérats transitoires de lettres ou de formes éphémères qui se trouvent entre un mot et une image visent à étendre de façon dynamique l’imagination poétique et suggère des significations, des idées et des sentiments qui ne sont pas possibles à transmettre par des moyens traditionnels. L’holopoésie n’est pas possible sans la lumière se propageant comme un médium pour une lecture / écriture interactives. Dans l’holopoésie, les textes sont signifiants de réseaux animés par le mouvement de l’écriture et les apparitions discontinues de mots.


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