ConneXions : Art, Réseaux, Media. Édition établie par Annick Bureaud et Nathalie Magnan (Paris: École nationale supérieure des beaux-arts, 2002), pp. 253-269.
Eduardo Kac
ASPECTS DE LESTHÉTIQUE COMMUNICATIONNELLE
In Siggraph Visual Proceedings, John Grimes & Gray Lorig (ed.) New York: ACM, 1992 pp. 47-57. Extraits
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Tableaux téléphoniques
Le téléphone, lautomobile, lavion, et, bien sûr, la radio furent, pour les artistes des avant-gardes des premières décennies du xxe siècle, symboles de la vie moderne. Grâce à ces nouveaux instruments, il devenait possible daccroître les perceptions et les capacités des êtres humains. Les dadaïstes refusèrent, cependant, de participer à lenthousiasme général soulevé par le rationalisme scientifique et ils critiquèrent même les capacités destructrices de la technologie. En 1920, dans Lalmanach dada , publié à Berlin par Richard Huelsenbeck, ils se demandaient avec impertinence pourquoi un peintre ne commanderait pas désormais ses tableaux par téléphone à un ébéniste qui les réaliserait ensuite. Cela apparut alors comme une farce, ou de la pure provocation. Et bien que lartiste hongrois László Moholy-Nagy (1895-1946) ait habité Berlin à cette époque, il nest pas certain quil ait eu vent de la plaisanterie. Ce qui est certain, cest que ce futur membre du Bahaus accordait, dans la création artistique, autant de valeur aux motivations intellectuelles quémotionnelles et quil décida de se prouver à lui-même le bien-fondé de cette position. Des années plus tard, il écrivait :
En 1922, jai commandé par téléphone cinq peintures sur porcelaine émaillée à un fabricant denseignes. Javais le nuancier de lusine devant les yeux ainsi que mon dessin, réalisé sur papier millimétré. À lautre bout du fil, le directeur de la fabrique tenait devant lui une feuille de ce même papier, divisée en carrés. Il y transcrivait les formes que je lui indiquais dans la position adéquate. (Cétait comme jouer aux échecs par correspondance). Lun de ces tableaux me fut livré en trois dimensions différentes, ce qui me permit de voir les subtiles variations provoquées dans les relations de couleur par lagrandissement et la réduction. 1
Avec ces trois tableaux téléphoniques, lartiste développait ses idées constructivistes. Il lui fallut tout dabord déterminer de façon précise la position des formes dans le plan de limage, grâce aux minuscules carrés du papier millimétré, véritable grille qui structurait les éléments picturaux. Ce procédé de pixellisation avant la lettre anticipait dune certaine manière les méthodes de lart informatique, qui repose sur le tramage. Afin de pouvoir expliquer son dessin au téléphone, Moholy dut convertir lentité physique dune uvre dart en une description objective et établir ainsi une relation déquivalence sémiotique. Ce procédé anticipe également les préoccupations mises en avant par lart conceptuel des années 60. Puis, Moholy indiqua à son interlocuteur les données picturales, et fit ainsi de la transmission un élément significatif de lexpérience. En agissant ainsi, il démontrait que lartiste moderne peut être subjectivement éloigné, personnellement absent de luvre. Lidée que lobjet dart na pas besoin dêtre le résultat direct de la main ou de lhabileté de lartiste se trouvait ainsi renforcée. La décision prise par Moholy de sadresser à un fabricant denseignes, dont les capacités de précision scientifique et de finition industrielle ne faisaient aucun doute, et non, par exemple, à un peintre amateur, traduit parfaitement ce quil voulait prouver. De plus, la multiplication de lobjet, réalisé en trois exemplaires, détruisait la notion duvre originale , et ouvrait la voie aux nouvelles formes artistiques qui émergeaient en cet âge de la reproduction mécanique. Contrairement aux variations peintes par Monet, ces trois tableaux téléphoniques ne constituent pas une série. Ce sont des copies sans original. Autre point intéressant : léchelle, qui est habituellement un des aspects fondamentaux de toute uvre dart, devient ici relative et secondaire. Puisquelle peut être matérialisée dans des dimensions différentes, luvre devient changeante. Inutile de dire que léchelle relative est une des caractéristiques de lart informatique où luvre existe dans lespace virtuel de lécran et peut être matérialisée sur une petite feuille de papier comme sur une gigantesque affiche murale.
Malgré toutes les idées intéressantes quelle annonce, lhistoire des tableaux téléphoniques est souvent remise en cause. Selon la première femme de Moholy, Lucia, avec qui il vivait alors, il alla, en réalité, les commander en personne. Elle raconte que lorsque les peintures émaillées lui furent livrées, il était si content quil sécria Jaurais pu passer la commande par téléphone ! 2 La troisième personne qui évoque cet événement, et, pour autant que je sache, il ny en a que trois, est Sybil Moholy-Nagy, la seconde femme de lartiste :
Il avait besoin de se prouver à lui-même le caractère supra individualiste du concept constructiviste, lexistence de valeurs visuelles objectives, indépendantes de linspiration de lartiste et de sa peinture spécifique. Il dicta son tableau au contremaître dune fabrique denseignes en utilisant un nuancier et quelque chose comme du papier millimétré blanc sur lequel il indiqua la place et la couleur exactes de chaque élément formel. Son dessin fut exécuté en trois tailles différentes, afin de démontrer, à travers les modifications de densité et de relations spatiales, limportance de la structure et la variabilité de son impact émotionnel. 3
Tout cela ne nous dit pas si Moholy passa vraiment ou non sa commande par téléphone. Et les commentateurs ne sintéressent généralement pas à ce problème. Mais bien quapparemment sans importance, puisque les trois uvres furent effectivement réalisées par un employé de la fabrique denseignes selon les indications de lartiste et que Moholy les intitula lui-même Telephone Pictures (tableaux téléphoniques), on ne peut ni définitivement écarter cette question, ni y répondre. Lucia semble se souvenir clairement de lévénement, mais le récit de lartiste, en labsence de preuves contraires, devrait lemporter sur celui de sa première femme. Dautant que Moholy était enthousiasmé par les nouvelles technologies en général et par les télécommunications en particulier. Dans le livre Peinture, photographie et film4, quil publia en 1925, il reproduit deux photographies télégraphiées et une séquence de deux images quil décrit comme des exemples de cinéma télégraphié , toutes réalisée par le Professeur A. Korn. Et il conclut ce chapitre en lançant un appel prémonitoire à de nouvelles formes dart prêtes à émerger de lâge des télécommunications :
Les hommes continuent de sentretuer, ils nont pas encore compris comment ni pourquoi ils vivent ; les hommes politiques ne se rendent pas compte que la terre est une, mais on invente le Telehor, le téléviseur. On pourra demain voir dans le cur de son voisin, participer à tout en étant pourtant tout seul
Grâce au développement de la transmission par bélinogramme qui nous permet dobtenir instantanément des reproductions et des illustrations précises, les uvres philosophiques elles-mêmes travailleront vraisemblablement avec les mêmes moyens encore quà un niveau supérieur que les magazines américains actuels 5
Avec les trois tableaux téléphoniques de Moholy-Nagy, qui ont été montrés dans sa première exposition personnelle de 1924 à la Galerie Der Sturm de Berlin, nous voyons lartiste reconnaître la puissance conceptuelle de léchange téléphonique. Cette première expérience a été saluée par le Musée dart contemporain de Chicago comme un événement précurseur de lart conceptuel des années 60, lors de lexposition Art by Telephone (Art par téléphone) qui sy déroula du 1er novembre au 14 décembre 1969. Selon le concept initial, chacun des trente-six artistes invités dut donner par téléphone les instructions nécessaires à la réalisation de luvre quil présenterait à cette occasion. Puis le musée réalisa les uvres et les installa. Il publia un disque catalogue, où étaient enregistrées les conversations téléphoniques sur lesquelles reposait lexposition. Daprès Jan van der Marck, qui dirigeait alors le musée, aucune exposition collective navait encore fait lexpérience des possibilités esthétiques de la création à distance : Faire du téléphone un auxiliaire de la création et lutiliser comme lien entre lesprit et la main navait encore jamais été tenté de façon officielle 6, déclara-t-il.
Art by Telephone nappartenait en aucun cas à ce que lon peut appeler lart télécommunicationnel. Il sagissait dune exposition de groupe qui montrait des uvres réalisées de façon inhabituelle : à partir dexplications données par téléphone au commissaire de lexposition lui-même. Lartiste devait être, comme lavait été Moholy-Nagy, physiquement absent du processus. Marck voyait là une expansion du syncrétisme entre langage, performance et arts visuels caractéristique de cette décennie. En insistant sur cette cosa mentale que Duchamp défendait déjà contre le résultat purement visuel de la peinture rétinienne, lart conceptuel créa le cadre dans lequel lart télécommunicationnel pouvait émerger. Selon Marck, les artistes de cette exposition voulaient,
sécarter de toute idée de lart considéré comme objet spécifique, fait à la main et précieux. Ils accordent plus de valeur au processus quau produit, à lexpérience quà la possession. Ils sont plus concernés par le temps et le lieu que par lespace et la forme. Ils sont fascinés par la qualité objectale des mots et les connotations littéraires des images. Ils rejettent lillusion, la subjectivité, le traitement formaliste et toute hiérarchie de valeurs dans lart. 7`
Le caractère précurseur de lévénement lui-même quant à lesthétique communicationnelle fut contrebalancé par la timidité des réponses de nombreux artistes au défi qui leur était lancé dutiliser le téléphone de façon créative. Certes, la majorité des participants navaient auparavant jamais travaillé avec les communications ou les télécommunications, mais on ne peut pas ne pas remarquer que leur réaction, face à loccasion unique qui leur était offerte, restait marquée par lidée que luvre dart est matérialisée dans quelque chose de tangible, même si ce quelque chose na pas une substance durable. La plupart des artistes utilisèrent le téléphone de manière habituelle, et se contentèrent de donner les instructions qui allaient permettre de réaliser lobjet ou linstallation quils avaient planifier. Seuls quelques-uns dentre eux osèrent faire de lexpérience communicationnelle luvre elle-même. Ce fut le cas, en particulier, de Stan vanDerBeek, Joseph Kosuth, James Lee Byars et Robert Huot.
La proposition interactive que fit Robert Huot constitua la réponse la plus originale, si ce nest la plus littérale, à cette étrange invitation. Elle impliquait potentiellement tous les visiteurs du musée et essayait de créer des rencontres inattendues en sappuyant sur le hasard et lanonymat. Il choisit vingt-six villes américaines dont le nom commençait par une lettre différente de lalphabet, et, dans chacune delle, il sélectionna un homme prénommé Arthur. Le nom de famille de chaque Arthur commençait par la même lettre que la ville où il habitait (par exemple, Arthur Bacon pour Baltimore). Le musée exposa les listes de ces villes et de ces noms dhommes, et invita les visiteurs à composer leur numéro et à demander Art 8. La conversation imprévue entre Art et le visiteur du musée, telle était luvre présentée par Huot. Elle dépendait donc entièrement de ce que chacun dirait.
Même si elle navait été provoquée que par un jeu de mot sur le titre de lexposition, la pièce dHuot présente lartiste comme créateur dun contexte, et non dune expérience passive. Elle écarte la représentation picturale, renonce à tout contrôle sur luvre et profite des qualités de temps réel et dinteractivité du téléphone. En voulant mettre en lumière limportance des relations, elle anticipait bien des uvres de lart télécommunicationnel qui allait se développer pendant les deux décennies suivantes.
Téléphonie visuelle et au-delà
Malgré toutes ses implications culturelles, politiques et sociales, ou, plus précisément sa structure dialogique, on est bien obligé de reconnaître que le téléphone a rarement fait lobjet danalyses théoriques. Les études sociologiques, quantitatives, techniques et historiques, ne peuvent apporter que peu de lumière sur les problèmes plus profonds quil soulève et qui ont plus à voir avec la linguistique, la sémiologie, la philosophie, et lart. Dans un texte aussi innovateur que nécessaire, Avital Ronell publie une conversation philosophique longue distance. En laissant son discours osciller entre la parole et lécrit, et en notant les connexions et les détournements dun standard téléphonique métaphorique, le livre de Ronell9 fournit une nouvelle vision philosophique, une position multipartite qui se situe entre Martin Heidegger, Sigmund Freud, Jacques Derrida et, bien sûr, Alexander Graham Bell. Lattitude de Ronell, bien que sur un autre plan, est comparable à celle de ces artistes qui, depuis la fin des années 70, ont trouvé dans le téléphone une source dexpériences unique. Mais pourquoi le téléphone ?
De certaines façons, il [le téléphone] était la façon la plus propre datteindre tout système de certitudes métaphysiques. Il déstabilise lidentité personnelle comme celle de lautre, celle du sujet comme de lobjet, il abolit la position dorigine liée au lieu ; il sape lautorité du Livre et menace constamment lexistence de la littérature. Il est lui-même incertain de son identité en tant quobjet, chose, élément déquipement, intensité de locution ou uvre dart (les débuts de la téléphonie autorisaient à penser quil pouvait prendre une place dans ce domaine) ; il soffre comme instrument dalarme du destin, et sa puissance de déconnexion nous permet détablir quelque chose qui ressemble au surmoi maternel. 10
Les débuts de la téléphonie faisaient croire que sa capacité à transmettre le son sur de longues distances donnait au téléphone des qualités artistiques semblables à celles de ce que nous appelons aujourdhui la radio. Bell et les autres pionniers espéraient quil serait un jour possible découter opéras, informations, concerts et pièces de théâtre au téléphone. Lors de ses premières présentations, alors que le fonctionnement à double sens du téléphone constituait encore un obstacle technique, Watson jouait de lorgue et chantait dans lappareil, pour le plaisir des spectateurs, mais aussi pour démontrer les possibilités de ce nouvel instrument. Plusieurs dizaines dannées plus tard, alors que son utilisation dans le monde des affaires avait déjà permis de multiplier les transactions, sa présence dans lintimité de la maison provoquait des réactions mitigées. John Brooks note11 que dans Experiment in Autobiography (1934), H. G. Wells se plaignait de linvasion de lespace privé par le téléphone. Wells aurait désiré un téléphone à sens unique, de sorte que, lorsque nous voulons avoir des nouvelles, nous puissions les demander, et quand nous ne sommes pas en état den recevoir et de les digérer, nous ne soyons pas forcés den avoir. 12
Wells conjurait lidée dune future station de radio entièrement vouée aux informations, dont la création, comme la fait remarqué McLuhan, a été provoquée plus tard par limpact de la télévision sur la radio. Mais Wells réagit surtout contre cette alarme du destin à laquelle se réfère Ronell, cette force de déconnexion du téléphone, à la fois si dérangeante et si fascinante, si déstabilisante et si attrayante. Quand Wells sinquiète de ce que le téléphone lui donne des nouvelles même sil ne le désire pas, il souligne le caractère projectif de cet instrument, rampe de lancement du discours, et du seul discours, dans la direction de lautre, qui exige une disponibilité immédiate et constante. Cette exigence se situe dans le domaine linguistique et cest une question, en même temps quune réponse incertaine, qui lui répond : Oui ?
Ce quil y a peut-être dunique dans la téléphonie ordinaire, cest que dans son circuit, seul circule le langage parlé. Comme la suggéré Robert Hopper13, le téléphone accentue la linéarité des signes en séparant le son de tous les autres sens, en isolant lélément vocal de la communication des expressions faciales et gestuelles qui laccompagnent. En séparant laudible de son interrelation avec le visuel et le tactile, et en isolant les interlocuteurs, le téléphone rend les processus de communication plus abstraits et renforce le phonocentrisme occidental14, maintenant transformé en téléphonocentrisme étendu. Cest pour déstabiliser ce phonocentrisme, et par conséquent pour aider à démonter les hiérarchies et la centralisation du sens, de la connaissance et de lexpérience, que des théoriciens comme Ronell, ainsi que les artistes des télécommunications, construisent leurs appels. Au xxe siècle, ce que Derrida appelle le phonocentrisme remonte à Saussure. Hopper qui étudie avec prudence les liens entre Saussure et le téléphone, se base sur le fait que Saussure vivait à Paris à lépoque où le téléphone y était en plein essor. Mais il va plus loin, en nous rappelant que cette technologie fut inventée par un homme qui apprenait à parler aux sourds (Bell) et il souligne la ressemblance frappante qui existe entre le circuit de la parole de Saussure et la communication téléphonique15. Dans lisolement vocal presque scientifique de la téléphonie, et dans la présence dinterlocuteurs absents, le discours exprime à voix haute sa structure linéaire et soffre à la recherche théorique (et artistique).
Moyen de communication excluant tout ce qui nest pas limmédiateté de la voix, le téléphone exprime en volumes sonores sa construction métaphysique platonique. Mais lorsque lon étudie certaines propriétés particulières de lexpérience télématique, on comprend quil existe, au sein de la structure téléphonique, des caractères grâce auxquels il devient possible de la déconstruire. Laspect le plus significatif de la nouvelle syntaxe du téléphone est peut-être la façon dont ce dernier a récemment absorbé lélément graphique. Avec le téléphone, il est devenu techniquement possible non seulement de parler mais décrire (courrier électronique, chat), dimprimer (fax), de produire et denregistrer du son et des images vidéo (répondeurs, slow-scan, vidéophone). Comme nous lavons vu, il est aussi très probable quà lavenir, les fibres optiques nous donnent accès au cyberespace immersif. Le téléphone est en train de devenir le media par excellence de cette écriture élargie et radicalisée dont parle Derrida. Mais contrairement à ce que lon pourrait penser, plus le téléphone devient sans voix, plus il prend une place centrale dans nos vies. Il est clair que le téléphone cesse lentement mais sûrement de ne devoir son existence quà la parole, et que les conséquences culturelles de ce nouvel aspect de la vie contemporaine restent à construire en tant quexpérience esthétique.
Si, comme la soutenu McLuhan16, du fait de sa compétence, de la conscience quil ou elle a des transformations de la perception sensorielle, la rencontre de lartiste avec la technologie nest comparable à aucune autre, cest alors lui, ou elle, qui provoquera la découverte de nouveaux domaines dexpérience qui seront au-delà de notre cognition ordinaire. Un petit nombre dartistes, poussés par un esprit authentique de recherche artistique, tournent aujourdhui le dos au marché de lart et se consacrent à la création dévénements télécommunicationnels dans les lieux sans lieu des réseaux.
Depuis 1982, Bruce Breland, Matt Wrbican et les autres membres du groupe Dax, basé à Pittsburgh (qui a maintenant une extension à Bellingham, Washington) ont poursuivi un travail artistique basé sur le fax et le slow-scan. Dax a créé, ou participé à des événements télécommunicationnels dans lesquels les lignes de téléphone sont saturées de signaux porteurs dinformation graphique qui sécoulent dans différentes directions. Ce genre dinteractivité met aussi souvent en jeu dautres moyens dexpression (danse, musique électronique, etc.), sétend à plusieurs fuseaux horaires, est géographiquement dispersé et établit différentes sortes de relations entre les participants. Comme lécrit Bruce Breland, le directeur du groupe :
Le concept de systèmes interactifs a effacé les anciennes frontières de régionalisme ou dart nationaliste. La télématique a créé la possibilité dune nouvelle mise en place de participation interactive entre individus et groupes. La télématique offre les moyens dune dissémination de linformation immédiate et instantanée qui donne à lindividu le choix entre être récepteur ou avoir une collaboration artistique intime. 17
Les débuts de ce groupe se firent, entre autres, avec sa participation à The World in 24 Hours (1982), réseau global organisé par Robert Adrian pour Ars Electronica, en Autriche, qui reliait seize villes, sur trois continents, pendant un jour et une nuit. Trois ans plus tard, ils élargirent la notion dinteraction mondiale avec The Ultimate Contact , pièce en slow-scan créée sur la radio FM en collaboration avec la navette spatiale Challenger en orbite. Le groupe Dax participa aussi à des réseaux plus vastes réalisés au sein dinstitutions artistiques reconnues comme le laboratoire de télécommunications Ubiqua (1986), présenté à la 42e Biennale de Venise. Les artistes y participaient avec des textes (IP Sharp), du slow-scan, et des fax. Plus récemment, ils furent les premiers à collaborer avec des artistes africains dans des événements télécommunicationnels. En juillet 1990, ils ont créé le Dax Dakar dAccord un échange en slow-scan entre artistes de Pittsburgh et de Dakar, qui faisait partie des cinq ans de commémoration consacrés par le Sénégal à la Diaspora africaine sous le titre Goree-Almadies Mémorial 18. Parmi ceux qui y participèrent depuis Dakar, se trouvaient Breland, Wrbican, Bruce Taylor, Mor Gueye (peinture sur verre), Serigne Saliou Mbacke, De C.A.S.A. (peinture sur sable), Les Ambassadeurs (danse et musique), le ballet Unité Africaine (danse et musique), et Fanta Mbacke Kouyate qui chanta le Chant de Gorée dont le texte évoque cette île située dans la rade de Dakar et qui fut pendant plus de quatre siècles le lieu dembarquement du commerce des esclaves.
Au Brésil, ou peut-être devrais-je dire allant et venant du Brésil, des artistes comme Mario Ramiro, Gilbertto Prado (membre du groupe français Art Réseaux), Paulo Bruscky et Carlos Fadon travaillent avec les télécommunications depuis le début ou le milieu des années 80. Les événements créés pas ces artistes, dont certains ont parfois travaillé ensemble, comprennent des échanges réalisés à léchelle nationale aussi bien quinternationale. Mario Ramiro est aussi un sculpteur qui travaille avec lapesanteur et les infrarouges. Il a organisé et participé à de nombreux événements télécommunicationnels par fax, slow-scan, vidéotextes, émissions de télévision en direct, et radio. Il a aussi énormément écrit sur ce sujet. Paul Bruscky, de Recife, connu pour son travail dans le domaine du copy-art et du mail art, est un des rares artistes brésiliens à avoir reçu la bourse du Guggenheim. Ses premiers travaux dans le domaine des télécommunications expérimentaient le télex et le fax. Carlos Fadon, qui, après avoir vécu à Chicago est maintenant rentré à São Paulo, est un photographe et un artiste de linformatique dont les uvres font partie de plusieurs collections internationales. Une de ses pièces en slow-scan les plus originales, Natureza Morta ao Vivo (Nature morte en direct)19 propose le processus suivant : quand un artiste (A) envoie une image à un artiste (B), celui-ci lutilise comme fond dune nature morte quil crée en direct, sur le vif, cest-à-dire en plaçant des objets devant limage électronique. La combinaison des objets et de limage existante est photographiée et devient une image vidéo qui est renvoyée à lartiste (A). Celui-ci lutilise à son tour comme fond dune nouvelle composition faite avec dautres objets, quil renvoie à lartiste (B). Ce processus se répète sans fin, de sorte que la production de la nature morte reste ce que lon appelle un work in progress , une uvre en cours, dans laquelle se déroule un dialogue visuel.
À Paris, le groupe Art-Réseaux, formé, entre autres, par Karen ORourke, Gilbertto Prado et Christophe Le François poursuit des projets complexes, tels que City Portraits 20 de ORourke, qui invite des participants dun réseau mondial à voyager dans des villes imaginaires en échangeant des images par fax. Le projet démarre généralement par la création de deux images, lentrée et la sortie, que les autres artistes prennent ensuite comme extrémités de litinéraire quils vont suivre pour explorer la métamorphose des images échangées grâce aux lignes téléphoniques. Les artistes créent des entrées et des sorties en manipulant, outre les images des villes dans lesquelles ils habitent, dautres images, et quelquefois les deux à la fois, afin de former des paysages de synthèse où se mélangent divers aspects dexpériences directes et imaginaires de lenvironnement urbain. Gilbertto Prado a travaillé sur le projet Connect , qui comporte au moins deux lieux et deux fax par lieu. Dans chaque lieu, les artistes sont invités à laisser se dérouler le papier thermique sur lequel les images arrivent, sans le découper. Ils doivent au contraire le placer à lintérieur dun autre fax et travailler pendant ce temps sur ces images. Une boucle est alors formée, qui connecte non seulement les artistes les uns aux autres, mais les machines elles-mêmes. Cette nouvelle configuration forme un cercle dans lespace électronique, reliant dans une topographie imaginaire des villes aussi éloignées lune de lautre que Paris et Chicago. Pour donner un exemple de possibilités de modèles dinteraction qui ne soient pas linéaires, Prado établit un diagramme circulaire dans lequel ce sont les mains qui constituent les organes de communication (et non la bouche, ou les oreilles des interlocuteurs).
Dans Infest , le dernier projet de Christophe Le François, des artistes sont invités à analyser dun point de vue esthétique ce nouvel aspect de la vie contemporaine que représente la détérioration des images et des documents contaminés et infectés par les virus informatiques. Au cours des échanges, les images subissent des manipulations qui vont les détruire, puis les reconstruire (infection/désinfection), mettant en lumière les nouvelles conditions daltération électronique dans le monde de lépidémiologie numérique.
Tandis que les métaphores de lexistence humaine continuent de sentremêler à celles de lexistence cybernétique, les concepteurs apprennent à résoudre les problèmes dinterface, et les artistes comparent communication à distance et interaction en face-à-face. Karen ORourke, qui a reconnu la place de la téléphonie dans lart, réfléchit à la nature des échanges de fax comme pratique artistique :
Nous avons pour la plupart pris aujourdhui comme point de départ de nos images non pas la peinture (ni la photographie), mais le téléphone lui-même. Nous lutilisons non seulement pour envoyer des images, mais aussi pour en recevoir. Ce feedback presquinstantanné transforme la nature des messages que nous envoyons, exactement comme la présence du public infléchit la façon dont les acteurs interprètent leurs rôles ou les musiciens leurs partitions. 21
Traditionnellement, comme dans la relation signe/idée, la représentation (peinture, sculpture) prend place comme absence (le signe est ce qui évoque lobjet en son absence). De la même manière, lexpérience (happening, performance) est ce qui prend place en tant que présence. On ne peut expérimenter que ce qui est présent dans le champ de la perception. Dans lart télécommunicationnel, présence et absence sont impliquées dans des échanges longue distance qui bouleversent les pôles de représentation et dexpérience. Le téléphone est en déplacement constant. Il est logocentrique mais son espace phonétique, qui fonctionne maintenant en conformité avec des systèmes dinscription (fax, courrier électronique etc.) prend du sens dans une absence plus généralement associée à lécriture (absence de celui qui envoie, absence de celui qui reçoit). Le téléphone déplace momentanément la présence et labsence pour faire vivre lexpérience non comme pure présence, mais, ainsi que Derrida la écrit, comme chaînes de marques différentielles 22.
Conclusion
La nouvelle esthétique ébauchée dans les pages qui précèdent échappe certainement à la problématique rubrique Beaux-Arts . Les rôles des artistes et du public deviennent entrelacés, lexposition comme forum où des objets physiques jouent sur les perceptions du regardeur perd sa position centrale. Les notions mêmes de sens et de représentation dans les arts visuels associées à la présence de lartiste et à des conventions sémio-linguistiques stables sont revues et neutralisées par les conditions de lexpérience de la communication. Parce quil a commencé avec des recherches poursuivies par des artistes liés au mouvement de lart conceptuel, le premier à avoir systématiquement analysé le langage et le médium eux-mêmes comme domaines artistiques, lart télécommunicationnel offre un nouveau contexte au débat post-moderne.
Du répondeur au téléphone cellulaire, du distributeur de billets à lordinateur à interface vocale, des systèmes de surveillance aux satellites, de la radio au modem sans fil, des réseaux télévisés à ceux de courrier électronique, du télégraphe à la communication en espace libre, les nouvelles technologies ont relativisé les notions traditionnelles que nous avions de léchange symbolique. Rien dans ces instruments de rapports sociaux ne peut donner cours ni à loptimisme ni au désespoir ; ils appellent à un désengagement du concept de communication comme transmission dun message, expression dune conscience personnelle, correspondance dun sens prédéfini.
Lutilisation expérimentale des télécommunications par les artistes laisse apercevoir un nouvel ensemble de problèmes culturels et un art nouveau. Comment décrire, par exemple, la rencontre maintenant possible entre deux personnes ou plus dans lespace de limage dun vidéophone ? Si deux personnes peuvent parler en même temps au téléphone, si leurs voix peuvent se croiser et se chevaucher, quallons-nous dire de la nouvelle expérience de rencontre à distance dans lespace réciproque de limage ? Quel est le destin de tous les modèles télécommunicationnels23 qui ne rendent pas compte de létoffe multipartite tissée par les réseaux planétaires ? Après lart minimal et conceptuel, suffit-il de revenir aux éléments décoratifs de la parodie et du pastiche en peinture ? Et quen est-il de lhybridation des médias, qui compriment maintenant un maximum de possibilités de traitement de linformation dans un minimum despace ? Comment allons-nous gérer le nouvel hypermédia qui réunit dans un seul dispositif le téléphone, la télévision, le répondeur, le vidéodisque, le magnétophone, lordinateur, le fax, le courrier électronique, le vidéophone, le traitement de texte et tant dautres choses ? Comment un récepteur ou un émetteur peuvent-ils constituer des valeurs positives si ce nest que dans la connexion et dans lentrecroisement des échanges téléphoniques, que de telles positions se constituent temporairement elles-mêmes ? Les artistes contemporains doivent oser travailler avec les moyens matériels et immatériels de notre époque et analyser linfluence profonde quont les nouvelles technologies sur tous les aspects de notre vie, même sils doivent pour cela interagir à distance et rester invisibles, loin du marché de lart et de ses complices. Pour conclure, je citerai Derrida :
On ne voit jamais un nouvel art, on croit le voir ; mais un "nouvel art", comme on dit un peu légèrement, se reconnaît à ce quil ne se reconnaît pas, on dirait quon ne peut pas le voir, puisquon manque non seulement dun discours prêt pour en parler, mais aussi de ce discours implicite qui organise lexpérience de cet art même et travaille jusquà notre appareil optique, notre vision la plus élémentaire. Et pourtant, sil surgit, ce "nouvel art", cest que dans le terrain vague de limplicite, quelque chose déjà senveloppe et se développe. 24
1 László Moholy-Nagy, The New Vision and Abstract of an Artist (New York: Wittenbom, 1947), p.79
2 Kisztina Passuth, Moholy-Nagy (New York: Thames and Hudson, 1985) p. 33. En français : Passuth, K., Moholy-Nagy, Paris, Flammarion, 1984
3 Sybil Moholy-Nagy, Moholy-Nagy: Experiment in Totality (Massachusetts: MIT Press, 1969), p. xv.
4 László Moholy-Nagy, Painting, Photography, Film (Massachusetts: MIT Press, 1987). En français : Peinture photographie film, et autres écrits sur la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993
5 László Moholy-Nagy, Painting, Photography, Film (Massachusetts: MIT Press, 1987), p. 38-39. En français : Peinture photographie film, et autres écrits sur la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993
6 Art by Telephone, record-catalogue of the show, Museum of Contemporary Art (disque-catalogue de lexposition, Musée dart contemporain de Chicago), 1969.
7 Art by Telephone, op. cit.
8 En américain, Art est aussi le diminutif dArthur. (NDLT)
9 Avital Ronell, The Telephone Book; Technology, Schizophrenia, Electric Speech (Lincoln: University of Nebraska Press, 1989)
10 Ronell, op.cit., p.9.
11 John Brooks, The first and Only Century of Telephone and Literature , in The Social Impact of the Telephone, Ithiel de Sola Pool, ed., (Massachusetts: MIT Press, 1977), p. 220.
12 Cité par Brooks, op. cit. p. 220
13 Robert Hopper, Telephone Speaking and the Rediscovery of Conversation in Communication and the Culture Technology, Martin J. Medhurst, Alberto Gonzales et Tarla Rai Peterson, eds., (Pullman: Washington State University, 1990) p. 221
14 Lhistoire de la civilisation occidentale, lhistoire de notre philosophie, est de celles que Derrida appelle métaphysiques de la présence . Cest lhistoire de la prépondérance du mot parlé compris comme expression directe et immédiate de la conscience, comme présence ou manifestation de la conscience à elle-même. Dans un événement communicationnel, par exemple, le signifiant semble devenir transparent, comme sil permettait au concept de se rendre présent en tant que ce quil est. Derrida montre que ce raisonnement se trouve non seulement chez Platon (seule la langue parlée produit la vérité) et Aristote (les mots parlés comme symboles de lexpérience mentale), mais aussi chez Descartes (être, cest penser, ou prononcer cette proposition dans son esprit), Rousseau (condamnation de lécrit comme destruction de la présence et maladie du discours), Hegel (loreille percevant la manifestation de lactivité idéale de lâme), Husserl (le sens comme présent de la conscience à linstant où lon parle), Heidegger (lambiguité de la voix de lêtre qui nest pas entendue), et virtuellement dans tous les exemples du développement de la pensée philosophique occidentale. Ni les raisons ni les conséquences de ce logocentrisme/phonocentrisme ne sont évidentes, et il conviendrait danalyser son fonctionnement. Derrida explique que le langage est imprégné de et par ces notions ; cest pourquoi, dans chaque proposition ou chaque système de recherche sémiotique, des hypothèses métaphysiques coexistent avec leur propre critique, et toute affirmation du logocentrisme montre un autre côté qui la sape. Voir Derrida, J., De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967 et Positions, Paris, Minuit, 1972
15 Hopper laisse de côté le fait que, dans son étude de la relation linguistique, Saussure nutilise que des exemples déchanges en face-à-face, et élimine ainsi la conversation téléphonique. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Editions Payot, 1993 : " Si l'esprit de clocher rend les hommes sédentaires, l'intercourse les oblige à communiquer entre eux. C'est lui qui amène dans un village les passants d'autres localités, qui déplace une partie de la population à l'occasion d'une fête ou d'une foire, qui réunit sous les drapeaux les hommes de provinces diverses, etc. " (p. 281)
16 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de lhomme, Paris, Seuil, 1977.
17 Breland (New Observations), p. 10
18 Pour une liste complète voir Art Com, n° 40, volume 10, août 1990.
19 Carlos Fadon, Still Life/Alive , in Connectivity: Art and Interactive Telecommunications, Roy Ascott and Eugene Loeffler, eds., Leonardo, Vol. 24, n°2, 1991, p. 235.
20 Voir Connectivity: Art and Interactive Telecommunications, p. 233.
21 ORourke, Notes on Fax-Art , op. cit. p. 24.
22 Derrida Jacques, Limited Inc., Paris, Galilée, 1990.
23 Pour un aperçu général sur les modèles communicationnels, voir Denis McQuail et Sven Windahl, Communication Models for the Study of Mass Communications (Londres et New York: Longman, 1981).
24 Derrida J., Videor , dans Passages de l'image, Paris, Centre Pompidou, 1990, pp.159-160.
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