ConneXions : Art, Réseaux, Media. Édition établie par Annick Bureaud et Nathalie Magnan (Paris: École nationale supérieure des beaux-arts, 2002), pp. 253-269.


Eduardo Kac
ASPECTS DE L’ESTHÉTIQUE COMMUNICATIONNELLE
In Siggraph Visual Proceedings, John Grimes & Gray Lorig (ed.) New York: ACM, 1992 pp. 47-57. Extraits

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Tableaux téléphoniques
Le téléphone, l’automobile, l’avion, et, bien sûr, la radio furent, pour les artistes des avant-gardes des premières décennies du xxe siècle, symboles de la vie moderne. Grâce à ces nouveaux instruments, il devenait possible d’accroître les perceptions et les capacités des êtres humains. Les dadaïstes refusèrent, cependant, de participer à l’enthousiasme général soulevé par le rationalisme scientifique et ils critiquèrent même les capacités destructrices de la technologie. En 1920, dans “ L’almanach dada ”, publié à Berlin par Richard Huelsenbeck, ils se demandaient avec impertinence pourquoi un peintre ne commanderait pas désormais ses tableaux par téléphone à un ébéniste qui les réaliserait ensuite. Cela apparut alors comme une farce, ou de la pure provocation. Et bien que l’artiste hongrois László Moholy-Nagy (1895-1946) ait habité Berlin à cette époque, il n’est pas certain qu’il ait eu vent de la plaisanterie. Ce qui est certain, c’est que ce futur membre du Bahaus accordait, dans la création artistique, autant de valeur aux motivations intellectuelles qu’émotionnelles et qu’il décida de se prouver à lui-même le bien-fondé de cette position. Des années plus tard, il écrivait :
“ En 1922, j’ai commandé par téléphone cinq peintures sur porcelaine émaillée à un fabricant d’enseignes. J’avais le nuancier de l’usine devant les yeux ainsi que mon dessin, réalisé sur papier millimétré. À l’autre bout du fil, le directeur de la fabrique tenait devant lui une feuille de ce même papier, divisée en carrés. Il y transcrivait les formes que je lui indiquais dans la position adéquate. (C’était comme jouer aux échecs par correspondance). L’un de ces tableaux me fut livré en trois dimensions différentes, ce qui me permit de voir les subtiles variations provoquées dans les relations de couleur par l’agrandissement et la réduction. ”1
Avec ces trois tableaux téléphoniques, l’artiste développait ses idées constructivistes. Il lui fallut tout d’abord déterminer de façon précise la position des formes dans le plan de l’image, grâce aux minuscules carrés du papier millimétré, véritable grille qui structurait les éléments picturaux. Ce procédé de pixellisation avant la lettre anticipait d’une certaine manière les méthodes de l’art informatique, qui repose sur le tramage. Afin de pouvoir expliquer son dessin au téléphone, Moholy dut convertir l’entité physique d’une œuvre d’art en une description objective et établir ainsi une relation d’équivalence sémiotique. Ce procédé anticipe également les préoccupations mises en avant par l’art conceptuel des années 60. Puis, Moholy indiqua à son interlocuteur les données picturales, et fit ainsi de la transmission un élément significatif de l’expérience. En agissant ainsi, il démontrait que l’artiste moderne peut être subjectivement éloigné, personnellement absent de l’œuvre. L’idée que l’objet d’art n’a pas besoin d’être le résultat direct de la main ou de l’habileté de l’artiste se trouvait ainsi renforcée. La décision prise par Moholy de s’adresser à un fabricant d’enseignes, dont les capacités de précision scientifique et de finition industrielle ne faisaient aucun doute, et non, par exemple, à un peintre amateur, traduit parfaitement ce qu’il voulait prouver. De plus, la multiplication de l’objet, réalisé en trois exemplaires, détruisait la notion d’œuvre “ originale ”, et ouvrait la voie aux nouvelles formes artistiques qui émergeaient en cet âge de la reproduction mécanique. Contrairement aux variations peintes par Monet, ces trois tableaux téléphoniques ne constituent pas une série. Ce sont des copies sans original. Autre point intéressant : l’échelle, qui est habituellement un des aspects fondamentaux de toute œuvre d’art, devient ici relative et secondaire. Puisqu’elle peut être matérialisée dans des dimensions différentes, l’œuvre devient changeante. Inutile de dire que l’échelle relative est une des caractéristiques de l’art informatique où l’œuvre existe dans l’espace virtuel de l’écran et peut être matérialisée sur une petite feuille de papier comme sur une gigantesque affiche murale.
Malgré toutes les idées intéressantes qu’elle annonce, l’histoire des tableaux téléphoniques est souvent remise en cause. Selon la première femme de Moholy, Lucia, avec qui il vivait alors, il alla, en réalité, les commander en personne. Elle raconte que lorsque les peintures émaillées lui furent livrées, il était si content qu’il s’écria “ J’aurais pu passer la commande par téléphone ! ”2 La troisième personne qui évoque cet événement, et, pour autant que je sache, il n’y en a que trois, est Sybil Moholy-Nagy, la seconde femme de l’artiste :
“ Il avait besoin de se prouver à lui-même le caractère supra individualiste du concept constructiviste, l’existence de valeurs visuelles objectives, indépendantes de l’inspiration de l’artiste et de sa peinture spécifique. Il dicta son tableau au contremaître d’une fabrique d’enseignes en utilisant un nuancier et quelque chose comme du papier millimétré blanc sur lequel il indiqua la place et la couleur exactes de chaque élément formel. Son dessin fut exécuté en trois tailles différentes, afin de démontrer, à travers les modifications de densité et de relations spatiales, l’importance de la structure et la variabilité de son impact émotionnel. ”3
Tout cela ne nous dit pas si Moholy passa vraiment ou non sa commande par téléphone. Et les commentateurs ne s’intéressent généralement pas à ce problème. Mais bien qu’apparemment sans importance, puisque les trois œuvres furent effectivement réalisées par un employé de la fabrique d’enseignes selon les indications de l’artiste et que Moholy les intitula lui-même “ Telephone Pictures ” (tableaux téléphoniques), on ne peut ni définitivement écarter cette question, ni y répondre. Lucia semble se souvenir clairement de l’événement, mais le récit de l’artiste, en l’absence de preuves contraires, devrait l’emporter sur celui de sa première femme. D’autant que Moholy était enthousiasmé par les nouvelles technologies en général et par les télécommunications en particulier. Dans le livre Peinture, photographie et film4, qu’il publia en 1925, il reproduit deux “ photographies télégraphiées ” et une séquence de deux images qu’il décrit comme des exemples de “ cinéma télégraphié ”, toutes réalisée par le Professeur A. Korn. Et il conclut ce chapitre en lançant un appel prémonitoire à de nouvelles formes d’art prêtes à émerger de l’âge des télécommunications :
“ Les hommes continuent de s’entretuer, ils n’ont pas encore compris comment ni pourquoi ils vivent ; les hommes politiques ne se rendent pas compte que la terre est une, mais on invente le Telehor, le téléviseur. On pourra demain voir dans le cœur de son voisin, participer à tout en étant pourtant tout seul… Grâce au développement de la transmission par bélinogramme qui nous permet d’obtenir instantanément des reproductions et des illustrations précises, les œuvres philosophiques elles-mêmes travailleront vraisemblablement avec les mêmes moyens – encore qu’à un niveau supérieur – que les magazines américains actuels ”5
Avec les trois “ tableaux téléphoniques ” de Moholy-Nagy, qui ont été montrés dans sa première exposition personnelle de 1924 à la Galerie Der Sturm de Berlin, nous voyons l’artiste reconnaître la puissance conceptuelle de l’échange téléphonique. Cette première expérience a été saluée par le Musée d’art contemporain de Chicago comme un événement précurseur de l’art conceptuel des années 60, lors de l’exposition “ Art by Telephone ” (Art par téléphone) qui s’y déroula du 1er novembre au 14 décembre 1969. Selon le concept initial, chacun des trente-six artistes invités dut donner par téléphone les instructions nécessaires à la réalisation de l’œuvre qu’il présenterait à cette occasion. Puis le musée réalisa les œuvres et les installa. Il publia un disque catalogue, où étaient enregistrées les conversations téléphoniques sur lesquelles reposait l’exposition. D’après Jan van der Marck, qui dirigeait alors le musée, aucune exposition collective n’avait encore fait l’expérience des possibilités esthétiques de la création à distance : “ Faire du téléphone un auxiliaire de la création et l’utiliser comme lien entre l’esprit et la main n’avait encore jamais été tenté de façon officielle ”6, déclara-t-il.
“ Art by Telephone ” n’appartenait en aucun cas à ce que l’on peut appeler l’art télécommunicationnel. Il s’agissait d’une exposition de groupe qui montrait des œuvres réalisées de façon inhabituelle : à partir d’explications données par téléphone au commissaire de l’exposition lui-même. L’artiste devait être, comme l’avait été Moholy-Nagy, physiquement absent du processus. Marck voyait là une expansion du syncrétisme entre langage, performance et arts visuels caractéristique de cette décennie. En insistant sur cette cosa mentale que Duchamp défendait déjà contre le résultat purement visuel de la peinture rétinienne, l’art conceptuel créa le cadre dans lequel l’art télécommunicationnel pouvait émerger. Selon Marck, les artistes de cette exposition voulaient,
“ s’écarter de toute idée de l’art considéré comme objet spécifique, fait à la main et précieux. Ils accordent plus de valeur au processus qu’au produit, à l’expérience qu’à la possession. Ils sont plus concernés par le temps et le lieu que par l’espace et la forme. Ils sont fascinés par la qualité objectale des mots et les connotations littéraires des images. Ils rejettent l’illusion, la subjectivité, le traitement formaliste et toute hiérarchie de valeurs dans l’art. ”7`
Le caractère précurseur de l’événement lui-même quant à l’esthétique communicationnelle fut contrebalancé par la timidité des réponses de nombreux artistes au défi qui leur était lancé d’utiliser le téléphone de façon créative. Certes, la majorité des participants n’avaient auparavant jamais travaillé avec les communications ou les télécommunications, mais on ne peut pas ne pas remarquer que leur réaction, face à l’occasion unique qui leur était offerte, restait marquée par l’idée que l’œuvre d’art est matérialisée dans quelque chose de tangible, même si ce quelque chose n’a pas une substance durable. La plupart des artistes utilisèrent le téléphone de manière habituelle, et se contentèrent de donner les instructions qui allaient permettre de réaliser l’objet ou l’installation qu’ils avaient planifier. Seuls quelques-uns d’entre eux osèrent faire de l’expérience communicationnelle l’œuvre elle-même. Ce fut le cas, en particulier, de Stan vanDerBeek, Joseph Kosuth, James Lee Byars et Robert Huot.
La proposition interactive que fit Robert Huot constitua la réponse la plus originale, si ce n’est la plus littérale, à cette étrange invitation. Elle impliquait potentiellement tous les visiteurs du musée et essayait de créer des rencontres inattendues en s’appuyant sur le hasard et l’anonymat. Il choisit vingt-six villes américaines dont le nom commençait par une lettre différente de l’alphabet, et, dans chacune d’elle, il sélectionna un homme prénommé Arthur. Le nom de famille de chaque Arthur commençait par la même lettre que la ville où il habitait (par exemple, Arthur Bacon pour Baltimore). Le musée exposa les listes de ces villes et de ces noms d’hommes, et invita les visiteurs à composer leur numéro et à demander “ Art ”8. La conversation imprévue entre “ Art ” et le visiteur du musée, telle était l’œuvre présentée par Huot. Elle dépendait donc entièrement de ce que chacun dirait.
Même si elle n’avait été provoquée que par un jeu de mot sur le titre de l’exposition, la pièce d’Huot présente l’artiste comme créateur d’un contexte, et non d’une expérience passive. Elle écarte la représentation picturale, renonce à tout contrôle sur l’œuvre et profite des qualités de temps réel et d’interactivité du téléphone. En voulant mettre en lumière l’importance des relations, elle anticipait bien des œuvres de l’art télécommunicationnel qui allait se développer pendant les deux décennies suivantes.

Téléphonie visuelle et au-delà

Malgré toutes ses implications culturelles, politiques et sociales, ou, plus précisément sa structure dialogique, on est bien obligé de reconnaître que le téléphone a rarement fait l’objet d’analyses théoriques. Les études sociologiques, quantitatives, techniques et historiques, ne peuvent apporter que peu de lumière sur les problèmes plus profonds qu’il soulève et qui ont plus à voir avec la linguistique, la sémiologie, la philosophie, et l’art. Dans un texte aussi innovateur que nécessaire, Avital Ronell publie une conversation philosophique longue distance. En laissant son discours osciller entre la parole et l’écrit, et en notant les connexions et les détournements d’un standard téléphonique métaphorique, le livre de Ronell9 fournit une nouvelle vision philosophique, une position multipartite qui se situe entre Martin Heidegger, Sigmund Freud, Jacques Derrida et, bien sûr, Alexander Graham Bell. L’attitude de Ronell, bien que sur un autre plan, est comparable à celle de ces artistes qui, depuis la fin des années 70, ont trouvé dans le téléphone une source d’expériences unique. Mais pourquoi le téléphone ?
“ De certaines façons, il [le téléphone] était la façon la plus propre d’atteindre tout système de certitudes métaphysiques. Il déstabilise l’identité personnelle comme celle de l’autre, celle du sujet comme de l’objet, il abolit la position d’origine liée au lieu ; il sape l’autorité du Livre et menace constamment l’existence de la littérature. Il est lui-même incertain de son identité en tant qu’objet, chose, élément d’équipement, intensité de locution ou œuvre d’art (les débuts de la téléphonie autorisaient à penser qu’il pouvait prendre une place dans ce domaine) ; il s’offre comme instrument d’alarme du destin, et sa puissance de déconnexion nous permet d’établir quelque chose qui ressemble au surmoi maternel. ”10
Les débuts de la téléphonie faisaient croire que sa capacité à transmettre le son sur de longues distances donnait au téléphone des qualités artistiques semblables à celles de ce que nous appelons aujourd’hui la radio. Bell et les autres pionniers espéraient qu’il serait un jour possible d’écouter opéras, informations, concerts et pièces de théâtre au téléphone. Lors de ses premières présentations, alors que le fonctionnement à double sens du téléphone constituait encore un obstacle technique, Watson jouait de l’orgue et chantait dans l’appareil, pour le plaisir des spectateurs, mais aussi pour démontrer les possibilités de ce nouvel instrument. Plusieurs dizaines d’années plus tard, alors que son utilisation dans le monde des affaires avait déjà permis de multiplier les transactions, sa présence dans l’intimité de la maison provoquait des réactions mitigées. John Brooks note11 que dans Experiment in Autobiography (1934), H. G. Wells se plaignait de l’invasion de l’espace privé par le téléphone. Wells aurait désiré “ un téléphone à sens unique, de sorte que, lorsque nous voulons avoir des nouvelles, nous puissions les demander, et quand nous ne sommes pas en état d’en recevoir et de les digérer, nous ne soyons pas forcés d’en avoir. ”12
Wells conjurait l’idée d’une future station de radio entièrement vouée aux informations, dont la création, comme l’a fait remarqué McLuhan, a été provoquée plus tard par l’impact de la télévision sur la radio. Mais Wells réagit surtout contre cette “ alarme du destin ” à laquelle se réfère Ronell, cette “ force de déconnexion ” du téléphone, à la fois si dérangeante et si fascinante, si déstabilisante et si attrayante. Quand Wells s’inquiète de ce que le téléphone lui donne des nouvelles même s’il ne le désire pas, il souligne le caractère projectif de cet instrument, rampe de lancement du discours, et du seul discours, dans la direction de l’autre, qui exige une disponibilité immédiate et constante. Cette exigence se situe dans le domaine linguistique et c’est une question, en même temps qu’une réponse incertaine, qui lui répond : “ Oui ? ”
Ce qu’il y a peut-être d’unique dans la téléphonie ordinaire, c’est que dans son circuit, seul circule le langage parlé. Comme l’a suggéré Robert Hopper13, le téléphone accentue la linéarité des signes en séparant le son de tous les autres sens, en isolant l’élément vocal de la communication des expressions faciales et gestuelles qui l’accompagnent. En séparant l’audible de son interrelation avec le visuel et le tactile, et en isolant les interlocuteurs, le téléphone rend les processus de communication plus abstraits et renforce le phonocentrisme occidental14, maintenant transformé en téléphonocentrisme étendu. C’est pour déstabiliser ce phonocentrisme, et par conséquent pour aider à démonter les hiérarchies et la centralisation du sens, de la connaissance et de l’expérience, que des théoriciens comme Ronell, ainsi que les artistes des télécommunications, construisent leurs appels. Au xxe siècle, ce que Derrida appelle le phonocentrisme remonte à Saussure. Hopper qui étudie avec prudence les liens entre Saussure et le téléphone, se base sur le fait que Saussure vivait à Paris à l’époque où le téléphone y était en plein essor. Mais il va plus loin, en nous rappelant que cette technologie fut inventée par un homme qui apprenait à parler aux sourds (Bell) et il souligne la ressemblance frappante qui existe entre le circuit de la parole de Saussure et la communication téléphonique15. Dans l’isolement vocal presque scientifique de la téléphonie, et dans la présence d’interlocuteurs absents, le discours exprime à voix haute sa structure linéaire et s’offre à la recherche théorique (et artistique).
Moyen de communication excluant tout ce qui n’est pas l’immédiateté de la voix, le téléphone exprime en volumes sonores sa construction métaphysique platonique. Mais lorsque l’on étudie certaines propriétés particulières de l’expérience télématique, on comprend qu’il existe, au sein de la structure téléphonique, des caractères grâce auxquels il devient possible de la déconstruire. L’aspect le plus significatif de la nouvelle syntaxe du téléphone est peut-être la façon dont ce dernier a récemment absorbé l’élément graphique. Avec le téléphone, il est devenu techniquement possible non seulement de parler mais d’écrire (courrier électronique, chat), d’imprimer (fax), de produire et d’enregistrer du son et des images vidéo (répondeurs, slow-scan, vidéophone). Comme nous l’avons vu, il est aussi très probable qu’à l’avenir, les fibres optiques nous donnent accès au cyberespace immersif. Le téléphone est en train de devenir le media par excellence de cette “ écriture élargie et radicalisée ” dont parle Derrida. Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, plus le téléphone devient sans voix, plus il prend une place centrale dans nos vies. Il est clair que le téléphone cesse lentement mais sûrement de ne devoir son existence qu’à la parole, et que les conséquences culturelles de ce nouvel aspect de la vie contemporaine restent à construire en tant qu’expérience esthétique.
Si, comme l’a soutenu McLuhan16, du fait de sa compétence, de la conscience qu’il ou elle a des transformations de la perception sensorielle, la rencontre de l’artiste avec la technologie n’est comparable à aucune autre, c’est alors lui, ou elle, qui provoquera la découverte de nouveaux domaines d’expérience qui seront au-delà de notre cognition ordinaire. Un petit nombre d’artistes, poussés par un esprit authentique de recherche artistique, tournent aujourd’hui le dos au marché de l’art et se consacrent à la création d’événements télécommunicationnels dans les lieux sans lieu des réseaux.
Depuis 1982, Bruce Breland, Matt Wrbican et les autres membres du groupe Dax, basé à Pittsburgh (qui a maintenant une extension à Bellingham, Washington) ont poursuivi un travail artistique basé sur le fax et le slow-scan. Dax a créé, ou participé à des événements télécommunicationnels dans lesquels les lignes de téléphone sont saturées de signaux porteurs d’information graphique qui s’écoulent dans différentes directions. Ce genre d’interactivité met aussi souvent en jeu d’autres moyens d’expression (danse, musique électronique, etc.), s’étend à plusieurs fuseaux horaires, est géographiquement dispersé et établit différentes sortes de relations entre les participants. Comme l’écrit Bruce Breland, le directeur du groupe :
“ Le concept de systèmes interactifs a effacé les anciennes frontières de régionalisme ou d’art nationaliste. La télématique a créé la possibilité d’une nouvelle mise en place de participation interactive entre individus et groupes. La télématique offre les moyens d’une dissémination de l’information immédiate et instantanée qui donne à l’individu le choix entre être récepteur ou avoir une collaboration artistique intime. ”17
Les débuts de ce groupe se firent, entre autres, avec sa participation à “ The World in 24 Hours ” (1982), réseau global organisé par Robert Adrian pour Ars Electronica, en Autriche, qui reliait seize villes, sur trois continents, pendant un jour et une nuit. Trois ans plus tard, ils élargirent la notion d’interaction mondiale avec “ The Ultimate Contact ”, pièce en slow-scan créée sur la radio FM en collaboration avec la navette spatiale Challenger en orbite. Le groupe Dax participa aussi à des réseaux plus vastes réalisés au sein d’institutions artistiques reconnues comme le laboratoire de télécommunications “ Ubiqua ” (1986), présenté à la 42e Biennale de Venise. Les artistes y participaient avec des textes (IP Sharp), du slow-scan, et des fax. Plus récemment, ils furent les premiers à collaborer avec des artistes africains dans des événements télécommunicationnels. En juillet 1990, ils ont créé le “ Dax Dakar d’Accord ” un échange en slow-scan entre artistes de Pittsburgh et de Dakar, qui faisait partie des cinq ans de commémoration consacrés par le Sénégal à la Diaspora africaine sous le titre “ Goree-Almadies Mémorial ”18. Parmi ceux qui y participèrent depuis Dakar, se trouvaient Breland, Wrbican, Bruce Taylor, Mor Gueye (peinture sur verre), Serigne Saliou Mbacke, De C.A.S.A. (peinture sur sable), Les Ambassadeurs (danse et musique), le ballet Unité Africaine (danse et musique), et Fanta Mbacke Kouyate qui chanta le “ Chant de Gorée ” dont le texte évoque cette île située dans la rade de Dakar et qui fut pendant plus de quatre siècles le lieu d’embarquement du commerce des esclaves.

Au Brésil, ou peut-être devrais-je dire allant et venant du Brésil, des artistes comme Mario Ramiro, Gilbertto Prado (membre du groupe français Art Réseaux), Paulo Bruscky et Carlos Fadon travaillent avec les télécommunications depuis le début ou le milieu des années 80. Les événements créés pas ces artistes, dont certains ont parfois travaillé ensemble, comprennent des échanges réalisés à l’échelle nationale aussi bien qu’internationale. Mario Ramiro est aussi un sculpteur qui travaille avec l’apesanteur et les infrarouges. Il a organisé et participé à de nombreux événements télécommunicationnels par fax, slow-scan, vidéotextes, émissions de télévision en direct, et radio. Il a aussi énormément écrit sur ce sujet. Paul Bruscky, de Recife, connu pour son travail dans le domaine du copy-art et du mail art, est un des rares artistes brésiliens à avoir reçu la bourse du Guggenheim. Ses premiers travaux dans le domaine des télécommunications expérimentaient le télex et le fax. Carlos Fadon, qui, après avoir vécu à Chicago est maintenant rentré à São Paulo, est un photographe et un artiste de l’informatique dont les œuvres font partie de plusieurs collections internationales. Une de ses pièces en slow-scan les plus originales, “ Natureza Morta ao Vivo ” (Nature morte en direct)19 propose le processus suivant : quand un artiste (A) envoie une image à un artiste (B), celui-ci l’utilise comme fond d’une nature morte qu’il crée en direct, sur le vif, c’est-à-dire en plaçant des objets devant l’image électronique. La combinaison des objets et de l’image existante est photographiée et devient une image vidéo qui est renvoyée à l’artiste (A). Celui-ci l’utilise à son tour comme fond d’une nouvelle composition faite avec d’autres objets, qu’il renvoie à l’artiste (B). Ce processus se répète sans fin, de sorte que la production de la nature morte reste ce que l’on appelle un “ work in progress ”, une œuvre en cours, dans laquelle se déroule un dialogue visuel.
À Paris, le groupe Art-Réseaux, formé, entre autres, par Karen O’Rourke, Gilbertto Prado et Christophe Le François poursuit des projets complexes, tels que “ City Portraits ”20 de O’Rourke, qui invite des participants d’un réseau mondial à voyager dans des villes imaginaires en échangeant des images par fax. Le projet démarre généralement par la création de deux images, l’entrée et la sortie, que les autres artistes prennent ensuite comme extrémités de l’itinéraire qu’ils vont suivre pour explorer la métamorphose des images échangées grâce aux lignes téléphoniques. Les artistes créent des entrées et des sorties en manipulant, outre les images des villes dans lesquelles ils habitent, d’autres images, et quelquefois les deux à la fois, afin de former des paysages de synthèse où se mélangent divers aspects d’expériences directes et imaginaires de l’environnement urbain. Gilbertto Prado a travaillé sur le projet “ Connect ”, qui comporte au moins deux lieux et deux fax par lieu. Dans chaque lieu, les artistes sont invités à laisser se dérouler le papier thermique sur lequel les images arrivent, sans le découper. Ils doivent au contraire le placer à l’intérieur d’un autre fax et travailler pendant ce temps sur ces images. Une boucle est alors formée, qui connecte non seulement les artistes les uns aux autres, mais les machines elles-mêmes. Cette nouvelle configuration forme un cercle dans l’espace électronique, reliant dans une topographie imaginaire des villes aussi éloignées l’une de l’autre que Paris et Chicago. Pour donner un exemple de possibilités de modèles d’interaction qui ne soient pas linéaires, Prado établit un diagramme circulaire dans lequel ce sont les mains qui constituent les organes de communication (et non la bouche, ou les oreilles des interlocuteurs).
Dans “ Infest ”, le dernier projet de Christophe Le François, des artistes sont invités à analyser d’un point de vue esthétique ce nouvel aspect de la vie contemporaine que représente la détérioration des images et des documents contaminés et infectés par les virus informatiques. Au cours des échanges, les images subissent des manipulations qui vont les détruire, puis les reconstruire (infection/désinfection), mettant en lumière les nouvelles conditions d’altération électronique dans le monde de l’épidémiologie numérique.
Tandis que les métaphores de l’existence humaine continuent de s’entremêler à celles de l’existence cybernétique, les concepteurs apprennent à résoudre les problèmes d’interface, et les artistes comparent communication à distance et interaction en face-à-face. Karen O’Rourke, qui a reconnu la place de la téléphonie dans l’art, réfléchit à la nature des échanges de fax comme pratique artistique :
“ Nous avons pour la plupart pris aujourd’hui comme point de départ de nos images non pas la peinture (ni la photographie), mais le téléphone lui-même. Nous l’utilisons non seulement pour envoyer des images, mais aussi pour en recevoir. Ce feedback presqu’instantanné transforme la nature des messages que nous envoyons, exactement comme la présence du public infléchit la façon dont les acteurs interprètent leurs rôles ou les musiciens leurs partitions. ”21
Traditionnellement, comme dans la relation signe/idée, la représentation (peinture, sculpture) prend place comme absence (le signe est ce qui évoque l’objet en son absence). De la même manière, l’expérience (happening, performance) est ce qui prend place en tant que présence. On ne peut expérimenter que ce qui est présent dans le champ de la perception. Dans l’art télécommunicationnel, présence et absence sont impliquées dans des échanges longue distance qui bouleversent les pôles de représentation et d’expérience. Le téléphone est en déplacement constant. Il est logocentrique mais son espace phonétique, qui fonctionne maintenant en conformité avec des systèmes d’inscription (fax, courrier électronique etc.) prend du sens dans une absence plus généralement associée à l’écriture (absence de celui qui envoie, absence de celui qui reçoit). Le téléphone déplace momentanément la présence et l’absence pour faire vivre l’expérience non comme pure présence, mais, ainsi que Derrida l’a écrit, comme “ chaînes de marques différentielles ”22.

Conclusion

La nouvelle esthétique ébauchée dans les pages qui précèdent échappe certainement à la problématique rubrique “ Beaux-Arts ”. Les rôles des artistes et du public deviennent entrelacés, l’exposition comme forum où des objets physiques jouent sur les perceptions du regardeur perd sa position centrale. Les notions mêmes de sens et de représentation dans les arts visuels – associées à la présence de l’artiste et à des conventions sémio-linguistiques stables – sont revues et neutralisées par les conditions de l’expérience de la communication. Parce qu’il a commencé avec des recherches poursuivies par des artistes liés au mouvement de l’art conceptuel, le premier à avoir systématiquement analysé le langage et le médium eux-mêmes comme domaines artistiques, l’art télécommunicationnel offre un nouveau contexte au débat post-moderne.
Du répondeur au téléphone cellulaire, du distributeur de billets à l’ordinateur à interface vocale, des systèmes de surveillance aux satellites, de la radio au modem sans fil, des réseaux télévisés à ceux de courrier électronique, du télégraphe à la communication en espace libre, les nouvelles technologies ont relativisé les notions traditionnelles que nous avions de l’échange symbolique. Rien dans ces instruments de rapports sociaux ne peut donner cours ni à l’optimisme ni au désespoir ; ils appellent à un désengagement du concept de communication comme transmission d’un message, expression d’une conscience personnelle, correspondance d’un sens prédéfini.
L’utilisation expérimentale des télécommunications par les artistes laisse apercevoir un nouvel ensemble de problèmes culturels et un art nouveau. Comment décrire, par exemple, la rencontre maintenant possible entre deux personnes ou plus dans l’espace de l’image d’un vidéophone ? Si deux personnes peuvent parler en même temps au téléphone, si leurs voix peuvent se croiser et se chevaucher, qu’allons-nous dire de la nouvelle expérience de rencontre à distance dans l’espace réciproque de l’image ? Quel est le destin de tous les modèles télécommunicationnels23 qui ne rendent pas compte de l’étoffe multipartite tissée par les réseaux planétaires ? Après l’art minimal et conceptuel, suffit-il de revenir aux éléments décoratifs de la parodie et du pastiche en peinture ? Et qu’en est-il de l’hybridation des médias, qui compriment maintenant un maximum de possibilités de traitement de l’information dans un minimum d’espace ? Comment allons-nous gérer le nouvel hypermédia qui réunit dans un seul dispositif le téléphone, la télévision, le répondeur, le vidéodisque, le magnétophone, l’ordinateur, le fax, le courrier électronique, le vidéophone, le traitement de texte et tant d’autres choses ? Comment un récepteur ou un émetteur peuvent-ils constituer des valeurs positives si ce n’est que dans la connexion et dans l’entrecroisement des échanges téléphoniques, que de telles positions se constituent temporairement elles-mêmes ? Les artistes contemporains doivent oser travailler avec les moyens matériels et immatériels de notre époque et analyser l’influence profonde qu’ont les nouvelles technologies sur tous les aspects de notre vie, même s’ils doivent pour cela interagir à distance et rester invisibles, loin du marché de l’art et de ses complices. Pour conclure, je citerai Derrida :
“ On ne voit jamais un nouvel art, on croit le voir ; mais un  "nouvel art", comme on dit un peu légèrement, se reconnaît à ce qu’il ne se reconnaît pas, on dirait qu’on ne peut pas le voir, puisqu’on manque non seulement d’un discours prêt pour en parler, mais aussi de ce discours implicite qui organise l’expérience de cet art même et travaille jusqu’à notre appareil optique, notre vision la plus élémentaire. Et pourtant, s’il surgit, ce "nouvel art", c’est que dans le terrain vague de l’implicite, quelque chose déjà s’enveloppe – et se développe. ”24


1 László Moholy-Nagy, The New Vision and Abstract of an Artist (New York: Wittenbom, 1947), p.79
2 Kisztina Passuth, Moholy-Nagy (New York: Thames and Hudson, 1985) p. 33. En français : Passuth, K., Moholy-Nagy, Paris, Flammarion, 1984
3 Sybil Moholy-Nagy, Moholy-Nagy: Experiment in Totality (Massachusetts: MIT Press, 1969), p. xv.
4 László Moholy-Nagy, Painting, Photography, Film (Massachusetts: MIT Press, 1987). En français : Peinture photographie film, et autres écrits sur la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993
5 László Moholy-Nagy, Painting, Photography, Film (Massachusetts: MIT Press, 1987), p. 38-39. En français : Peinture photographie film, et autres écrits sur la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993
6 Art by Telephone, record-catalogue of the show, Museum of Contemporary Art (disque-catalogue de l’exposition, Musée d’art contemporain de Chicago), 1969.
7 Art by Telephone, op. cit.
8 En américain, “ Art ” est aussi le diminutif d’Arthur. (NDLT)
9 Avital Ronell, The Telephone Book; Technology, Schizophrenia, Electric Speech (Lincoln: University of Nebraska Press, 1989)
10 Ronell, op.cit., p.9.
11 John Brooks, “ The first and Only Century of Telephone and Literature ”, in The Social Impact of the Telephone, Ithiel de Sola Pool, ed., (Massachusetts: MIT Press, 1977), p. 220.
12 Cité par Brooks, op. cit. p. 220
13 Robert Hopper, “ Telephone Speaking and the Rediscovery of Conversation ” in Communication and the Culture Technology, Martin J. Medhurst, Alberto Gonzales et Tarla Rai Peterson, eds., (Pullman: Washington State University, 1990) p. 221
14 L’histoire de la civilisation occidentale, l’histoire de notre philosophie, est de celles que Derrida appelle “ métaphysiques de la présence ”. C’est l’histoire de la prépondérance du mot parlé compris comme expression directe et immédiate de la conscience, comme présence ou manifestation de la conscience à elle-même. Dans un événement communicationnel, par exemple, le signifiant semble devenir transparent, comme s’il permettait au concept de se rendre présent en tant que ce qu’il est. Derrida montre que ce raisonnement se trouve non seulement chez Platon (seule la langue parlée produit la vérité) et Aristote (les mots parlés comme symboles de l’expérience mentale), mais aussi chez Descartes (être, c’est penser, ou prononcer cette proposition dans son esprit), Rousseau (condamnation de l’écrit comme destruction de la présence et maladie du discours), Hegel (l’oreille percevant la manifestation de l’activité idéale de l’âme), Husserl (le sens comme présent de la conscience à l’instant où l’on parle), Heidegger (l’ambiguité de la “ voix de l’être ” qui n’est pas entendue), et virtuellement dans tous les exemples du développement de la pensée philosophique occidentale. Ni les raisons ni les conséquences de ce logocentrisme/phonocentrisme ne sont évidentes, et il conviendrait d’analyser son fonctionnement. Derrida explique que le langage est imprégné de et par ces notions ; c’est pourquoi, dans chaque proposition ou chaque système de recherche sémiotique, des hypothèses métaphysiques coexistent avec leur propre critique, et toute affirmation du logocentrisme montre un autre côté qui la sape. Voir Derrida, J., De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967 et Positions, Paris, Minuit, 1972
15 Hopper laisse de côté le fait que, dans son étude de la relation linguistique, Saussure n’utilise que des exemples d’échanges en face-à-face, et élimine ainsi la conversation téléphonique. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Editions Payot, 1993 : " Si l'esprit de clocher rend les hommes sédentaires, l'intercourse les oblige à communiquer entre eux. C'est lui qui amène dans un village les passants d'autres localités, qui déplace une partie de la population à l'occasion d'une fête ou d'une foire, qui réunit sous les drapeaux les hommes de provinces diverses, etc. " (p. 281)
16 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’homme, Paris, Seuil, 1977.
17 Breland (New Observations), p. 10
18 Pour une liste complète voir Art Com, n° 40, volume 10, août 1990.
19 Carlos Fadon, “ Still Life/Alive ”, in Connectivity: Art and Interactive Telecommunications, Roy Ascott and Eugene Loeffler, eds., Leonardo, Vol. 24, n°2, 1991, p. 235.
20 Voir Connectivity: Art and Interactive Telecommunications, p. 233.
21 O’Rourke, “ Notes on Fax-Art ”, op. cit. p. 24.
22 Derrida Jacques, Limited Inc., Paris, Galilée, 1990.
23 Pour un aperçu général sur les modèles communicationnels, voir Denis McQuail et Sven Windahl, Communication Models for the Study of Mass Communications (Londres et New York: Longman, 1981).
24 Derrida J., “ Videor ”, dans Passages de l'image, Paris, Centre Pompidou, 1990, pp.159-160.


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