Catalogue de l'exposition "Terminal Zone", Art Center Le Noroît, Arras, France (08 Feb - 27 Feb 2003)
Lholopoésie
Eduardo Kac
Fondamentaux de lHolopoétique
La poésie est un art qui utilise comme matière première les mots. La poésie visuelle a enrichi le mot, lui donnant une physicalité à la surface du papier et en étendant cette physicalité à dautres matériaux, comme dans le cas de poèmes faits sur bois, sur plexiglas, sur verre ou sur métal.
Lholopoésie appartient à la tradition de la poésie expérimentale, mais elle traite le mot comme une forme immatérielle, ce qui veut dire comme un signe qui peut changer ou se dissoudre dans lair, en brisant sa rigidité formelle. Libéré de la page et libéré de tout autre matériau tangible, le mot envahit lespace du lecteur et le force, elle ou lui, à le lire de façon dynamique; le lecteur doit se déplacer autour du texte et trouver les significations et les connexions que les mots établissent les uns avec les autres dans lespace vide. Ainsi, un holopoème doit être lu avec des ruptures, dans un mouvement irrégulier et discontinu, et il changera selon les différentes perspectives doù il est vu.
Quand on lit un texte conventionnel ou quon regarde le monde autour, des images légèrement différentes sont perçues par chaque oeil. Mais dans la lecture dun livre, dun journal ou dun poème imprimé, ce processus de perception nest pas évident ni naffecte ce qui est en train dêtre lu de façon fondamentale : ce que loeil gauche voit est virtuellement la même chose que ce que loeil droit voit. Cependant, dans le cas dun holopoème, la lecture est une synthèse de deux inputs différents reçus par les yeux et est cependant quelque chose de plus complexe et intense. Cest là où le concept de lecture binoculaire entre en jeu : nous sommes constamment en train de changer la façon dont nous éditons mentalement le texte, à partir des inputs différents reçus durant les différents focus de chaque oeil sur les lettres dans lespace. La relation linguistique qui produit le sens - la syntaxe - est constamment en train de changer à cause de lactivité perceptuelle du lecteur. La syntaxe perceptuelle de lholopoème est conçue aussi pour créer un système de signification mobile et ainsi étendre son pouvoir expressif dembrasser le temps, puisque les mots ne sont plus fixés sur une surface mais flottent plutôt dans lespace.
Les holotextes ne peuvent avoir du sens quen fonction dun engagement actif au niveau de la perception et de la connaissance de la part du lecteur ou du regardeur. Ceci veut dire finalement que chaque lecteur écrit ses propres textes selon la manière dont elle ou lui regarde la pièce. Les holopoèmes ne restent pas tranquillement à la surface. Quand le regardeur commence à chercher les mots et leurs liens, les textes se transformeront eux-mêmes, bougeront dans un espace à trois dimensions, changeront de couleur et de signification, fusionneront et disparaîtront. Cette chorégraphie en mouvement du regardeur fait autant partie du processus de signification que la transformation elle-même des éléments verbaux et visuels.
Le langage joue un rôle fondamental dans la constitution de notre monde expérimental. Questionner la structure du langage correspond à rechercher de quelles réalités il est constitué. Les holopoèmes définissent une expérience linguistique qui prend place en dehors de la syntaxe et qui conceptualise linstabilité comme un agent clé signifiant. Ils effacent la frontière entre mots et images et créent une syntaxe animée qui relie les mots par-delà leur signification dans un discours ordinaire. Les holopoèmes minent les états fixes (i. e., des mots chargés visuellement ou des images enrichies verbalement) et créent une oscillation constante entre eux. Lorganisation temporelle et rythmique des holotextes joue un rôle important dans la création de cette tension entre langage visuel et images verbales. La plupart des holopoèmes que jai créés entre 1983 et 1993 ont à voir avec le temps comme non-linéaire (i. e., discontinu) et réversible (i. e. sécoulant dans les deux directions), de telle manière que le regardeur / lecteur peut se déplacer de haut en bas, darrière en avant, de gauche à droite, à une certaine vitesse, et être encore capable détablir des associations entre les mots présents dans ce champ perceptuel éphémère.
Lholopoésie promeut de nouvelles relations entre apparition-disparition des signifiants, ce qui constitue lexpérience de la lecture dun texte holographique et notre perception des facteurs organisant le texte. En ce sens, la perception visuelle du fonctionnement paramétrique des éléments verbaux augmente la conscience des significations. Comme les lecteurs bougent, ils déplacent continuellement la mise au point ou le point central ou le principe dorganisation de leur expérience en regardant à travers des zones de vision dispersées. Le texte quils expérimentent va à lencontre la fixité de limprimé et vers la dispersion de lespace holographique.
A cause de leur irréductibilité comme textes holographiques, les holopoèmes résistent à loralisation et à la reproduction sur papier imprimé. Parce que la perception des textes change avec le point de vue, ils ne possèdent pas une structure simple qui puisse être transposée ou transportée à partir de ou vers un autre médium. Lutilisation combinée des ordinateurs et de lholographie reflète mon désir de créer des textes expérimentauix qui font bouger le langage, et plus spécifiquement le langage écrit, au-delà de la linéarité et de la rigidité qui caractérise sa forme imprimée. Je nadapte jamais des textes existants à lholographie. Je crée des oeuvres qui développent une authentique syntaxe holographique.
Problèmes théoriques posés par lholopoésie et lexpérience de sa lecture
(...)
En réaction contre les structures figées, la poésie holographique crée un espace où le facteur linguistique de mise en ordre des surfaces est négligé en faveur dune fluctuation irrégulière des signes qui ne peuvent jamais être saisis immédiatement par le lecteur. Cet espace turbulent, avec des bifurcations qui peuvent prendre un nombre indéfini de rythmes, aboutit à la création de ce que jappelle linstabilité textuelle. Par instabilité textuelle, je veux dire précisément la condition selon laquelle un texte ne se contente pas dune simple structure visuelle dans le moment où il est lu par le regardeur, produisant plutôt des configurations verbales différentes et transitoires en réponse à lexploration perceptuelle du regardeur. Les différences entre lholopoème et dautres sortes de poésie expérimentale sont marquées par un certain nombre de caractéristiques qui concourent ensemble à déstabiliser le texte, à limmerger dans sa spécificité de [texte] écrit par opposition à sa représentation graphique [de discours], à créer une syntaxe basée sur des transformations fugitives et des sautes discrètes.
Comme Derrida la suggéré, aucun texte ne peut pleinement être contrôlé par lauteur, à qui ses contradictions inhérentes et ses significations collatérales échappent inévitablement. Le positionnement précis de mots [apparemment stables] sur la surface [inanimé] de la page donne à lauteur et au lecteur lillusion du contrôle, de la maîtrise et de la prise en charge du texte (et souvent de la réalité extérieure à laquelle il se réfère). La poésie holographique essaie de rendre explicite limpossibilité dune structure textuelle absolue; elle essaie de créer des modèles verbaux avec des perturbations qui amplifient de petits changements de sens selon la recherche perceptuelle du lecteur. Par exemple : une structure syntaxique peut être créée dans laquelle on pourrait voir une vingtaine de mots ou plus occupant le même espace sans quils se chevauchent; un mot pourrait aussi se transformer lui-même en un autre mot / forme ou disparaître momentanément. Des lettres peuvent se télescoper et se reconstruire ou changer pour former dautres mots en une transition qui dure un revers de temps. Ces possibilités et toutes les autres possibilités expressives latentes de lholopoésie sont uniques dans leur grammaticalité et sont possibles seulement en partie parce que cet espace, tel que je le crée, est un champ doscillation de lumière qui se diffracte, que lon peut opposer aux surfaces tangibles des pages et des objets. Le blanc sur la page qui autrefois représentait le silence a disparu et ce qui reste est lespace vide, une absence de support dimpression qui na plus de valeur symbolique primaire. Les trous vides entre les mots et les lettres ne représentent pas positivement une absence de son, parce que les inscriptions photoniques ne sont pas là essentiellement pour leur présence. Nous sommes dans le domaine de lécriture spatio-temporelle, à quatre dimensions, où les trous de lespace ne se réfèrent à rien excepté à la présence potentielle de graphèmes. Les vides ne sont pas là pour être vus, contrairement au blanc sur la page.
Ils sont, en reprenant littéralement les mots de Derrida, une interaction dabsence et de présence. Cela va sans dire, pour le mot écrit AVION par exemple, se référer [vouloir dire] le véhicule qui transporte les gens et les objets par air, cela peut appartenir à des contextes textuels et culturels particuliers et ses lettres peuvent être perçues par nos sens dans leur séquence propre. Le mot qui résulte de la séquence de lettres doit rester visuellement constant. Dans la poésie visuelle, le signe verbal a été soumis à un nombre de traitements graphiques qui ont contribué à étendre la signification des mots par-delà leurs associations conventionnelles. Mais une fois quun mot imprimé est coupé, fragmenté et / ou incorporé dans un collage, il ne peut pas échapper à limmutabilité de la composition finale.
La dissolution de la solidité de lespace poétique, qui rend la syntaxe discontinue de lholopoème possible, affecte aussi les unités signifiantes du poème, i. e., le mot et la lettre. Un des éléments de lholopoésie, qui néanmoins napparaît pas nécessairement dans tous les textes holographiques, est ce que jappelle le signe fluide. Cest essentiellement un signe verbal qui change sa configuration visuelle totale de temps en temps, en échappant toutefois à la permanenece de sens quun signe imprimé aurait comme il est précédemment décrit. Les signes fluides sont réversibles avec le temps, ce qui signifie que les transformations peuvent fluctuer dun pôle à lautre selon le désir du regardeur, et ils peuvent aussi se transformer à partir dunités compositionnelles plus petites en des textes plus grands, où chaque signe fluide sera connecté à dautres signes fluides à travers des syntaxes discontinues.
Les signes fluides créent une nouvelle sorte dunité verbale, dans laquelle un signe nest ni une chose ni une autre chose. Un signe fluide est perceptuellement relatif. Pour deux spectateurs ou plus en train de lire ensemble selon des points de vue distincts, il peut y avoir différentes choses à la fois; pour un lecteur non immobile, ce signe peut sinverser lui-même et changer de façon ininterrompue entre autant de pôles que présentés par le texte. Les signes fluides peuvent aussi opérer des métamorphoses entre un mot et une forme abstraite, ou entre un mot et une scène ou un objet. Quand cela arrive, les deux pôles à la fois altèrent réciproquement les significations de lun et de lautre. Une transformation se met en place et produit des significations intermédiaires qui sont dynamiques et aussi importantes en holopoésie que les significations produites momentanément aux différents pôles. Les significations des configurations intermédiaires ne peuvent pas être remplacées par une désignation verbale, comme le mot AVION qui peut être remplacé dans son propre contexte par sa définition [i. e., le véhicule qui transporte des gens et des objets par air ]. Ni ils ne peuvent être remplacées par un synonyme ou un mot spécifique, comme le gris peut suggérer une position ou une signification intermédiaire entre le noir et le blanc.
Dans lholopoésie, des agglomérats transitoires de lettres ou de formes éphémères qui se trouvent entre un mot et une image visent à étendre de façon dynamique limagination poétique et suggère des significations, des idées et des sentiments qui ne sont pas possibles à transmettre par des moyens traditionnels. Lholopoésie nest pas possible sans la lumière se propageant comme un médium pour une lecture / écriture interactives. Dans lholopoésie, les textes sont signifiants de réseaux animés par le mouvement de lécriture et les apparitions discontinues de mots.
Oeuvres
Eduardo Kac
Souvenir dAndromeda (1990)
Souvenir dAndromeda (1990) est composé dun seul mot, qui est aussi perçu comme un arrangement de formes abstraites dépendant du point de vue du spectateur. Si le regardeur lit le mot LIMBO dabord, quand il ou elle bouge, le mot tourne sur lui-même (passant de lespace virtuel à lespace réel et vice-versa) et arrive désassemblé (comme sil était en train dexploser). Quand cela se produit, les fragments du mot, qui ne sont plus lisibles, sont maintenant perçus comme de pures formes visuelles. Ce processus est réversible dans lespace et le temps.
Si la fragmentation dun son produit encore des résonnances phonétiques, la fragmentation dune lettre produit des formes visuelles - un processus qui montre la nature graphique du langage écrit opposé à la nature phonétique du langage parlé. Le mot LIMBO connote oblivion (oubli), suspension et nothingness (néant) dans différentes langues.
Astray in Deimos (1992)
Astray in Deimos (1992) explore la métamorphose comme son agent syntaxique principal. Deimos (terreur) est la plus lointaine, la plus petite des lunes de Mars. La pièce contient deux mots fondus dans une trame (EERIE - surnaturel - et MIST - brouillard) qui sont vus à travers un cercle de lumière à prédominance jaune. Entourant cette scène, il y a comme un paysage internet fait de verre brisée, qui envahit en partie le cercle de lumière jaune. Le cercle peut représenter Deimos comme on peut la voir dans le ciel vue du sol, ou un cratère sur la surface, ou même le hublot dun vaisseau spatial à travers lequel on peut admirer en bas le paysage spatial.
Tandis que le spectateur se déplace par rapport à la pièce, il ou elle se rend compte que chaque ligne qui traduit la configuration graphique de chaque lettre sen va pour se déplacer réellement dans un espace à trois dimensions. Le spectateur alors perçoit que, tandis que les lignes et les points séloignent en une véritable transformation topologique, ils se déplacent lentement pour recomposer une trame différente de lettres. Ce qui était lu comme un adjectif est en train de devenir un substantif. Je nomme cela une interpolation sémantique. Si le regardeur en vient à se déplacer dans la direction opposée, le substantif se transforme en un adjectif. Le changement de formes grammaticales se produit non à travers des dislocations syntaxiques dans une strophe, mais à travers une métamorphose typographique qui se met en place en dehors de la syntaxe.
Dans le processus de transformation, les configurations intermédiaires des lettres, qui ne forment aucun mot connu, évoquent dune façon non sémantique des significations que lon peut concevoir comme des intermédiaires entre les deux mots (EERIE et MIST). Le point ici est que cette métamorphose permet au texte de suggérer dautres significations par-delà les deux mots placés aux pôles extrêmes du processus. Le spectateur doit lire les transformations sans essayer dextraire une signification sémantique de formes non sémantiques. Ces signes verbaux intermédiaires essaient de communiquer au niveau de signes visuels abstraits qui nont pas de réalité autre que celle dune image tout en opérant sous un cadre spécifique induit par les mots placés aux pôles, EERIE et MIST. Ceci peut être très difficile au premier abord parce que cela échappe à notre attente habituelle sur la façon dont le langage fonctionne. Par exemple : si je me réfère aux couleurs noire et blanche, je peux penser à un troisième terme qui va définir clairement une couleur intermédiaire, qui est le gris. Cette précision devient impossible, par exemple, si je me réfère aux mots couteau et lumière. Il ny a pas de mot intermédiaire qui puisse définir un état ou un concept intermédiaire entre ces deux substantifs. Ceci nest concevable que dans la poésie. Dans Astray in Deimos, la métamorphose entre EERIE et MIST a le même impact que les deux mots pris individuellement, sans plier les formes intermédiaires à se référer à des qualités extra-linguistiques ou à des réalités dans la façon dont les deux mots fonctionnent.
Astray in Deimos peut être interprété comme une espèce de haïku spatial. Son sujet naturel est le paysage de Deimos, une des deux lunes de la planète rouge. Cet holopoème est écrit imaginairement par quelquun qui a visité Deimos, qui, si éloigné, nest connu de nous quà travers des photographies prises par les satellites Mariner et Viking. Le lecteur attentif notera que si le mot MIST est perçu en premier, suivi par EERIE, un lien phonétique entre les deux mots en suggère un troisième : MYSTERY (mystère).