Le Cahier du Refuge, 116, pp. 21-22, mai 2003, cipM - centre international de poésie Marseille, France.


PROBLÈMES THÉORIQUES POSÉS PAR L'HOLOPOÉSIE ET L’EXPÉRIENCE DE SA LECTURE

EDUARDO KAC
(…)

En réaction contre les structures figées, la poésie holographique crée un espace où le facteur linguistique de mise en ordre des surfaces est négligé en faveur d'une fluctuation irrégulière des signes qui ne peuvent jamais être saisis immédiatement par le lecteur. Cet espace turbulent, avec des bifurcations qui peuvent prendre un nombre indéfini de rythmes, aboutit à la création de ce que j'appelle l’instabilité textuelle. Par instabilité textuelle, je veux dire précisément la condition selon laquelle un texte ne se contente pas d'une simple structure visuelle dans le moment où il est lu par le regardeur, produisant plutôt des configurations verbales différentes et transitoires en réponse à l'exploration perceptuelle du regardeur. Les différences entre l'holopoème et d'autres sortes de poésie expérimentale sont marquées par un certain nombre de caractéristiques qui concourent ensemble à déstabiliser le texte, à l'immerger dans sa spécificité de [texte] écrit par opposition à sa représentation graphique [de discoursj, à créer une syntaxe basée sur des transformations fugitives et des “ sautes” discretes.

Comme Derrida l'a suggéré, aucun texte ne peut pleinement être contrôlé par l'auteur, à qui ses contradictions inhérentes et ses significations collatérales échappent inévitablement. Le positionnement précis de mots [apparemment stable] sur la surface [inanimée] de la page donne à l'auteur et au lecteur l’illusion du contrôle, de la maîtrise et de la prise en charge du texte (et souvent de la réalité extérieure à laquelle il se réfère). La poésie hologra-phique essaie de rendre explicite l'impossibilité d'une structure textuelle absolue; elle essaie de créer des modèles verbaux avec des perturbations qui amplifient de petits changements de sens selon la recherche perceptuelle du lecteur. Par exemple: une structure syntaxique peut être créée dans laquelle on pourrait voir une vingtaine de mots ou plus occupant le même espace sans qu'ils se chevauchent; un mot pourrait aussi se transformer lui-même en un autre mot / forme ou disparaître momentanément. Des lettres peuvent se télescoper et se reconstruire ou changer pour former d'autres mots en une transition qui dure un revers de temps. Ces possibilités et toutes les autres possibilités expressives latentes de l'holopoésie sont uniques dans leur grammaticalité et sont possibles seulement en partie parce que cet espace, tel que je le crée, est un champ d'oscillation de lumière qui se diffracte, que l’on peut opposer aux surfaces tangibles des pages et des objets. Le blanc sur la page qui autrefois représentait le silence a disparu et ce qui reste est respace vide, une absence de support d'impression qui n'a plus de valeur symbolique primaire. Les trous vides entre les mots et les lettres ne représentent pas positivement une absence de son, parce que les inscriptions photoniques ne sont pas là essentiellement pour leur présence. Nous sommes dans le domaine de l'écriture spatio-temporelle, à quatre dimensions, où les trous de l'espace ne se réfèrent à rien excepté à la présence potentielle de graphèmes. Les vides ne sont pas là pour être “vus”, contrairement au blanc sur la page.

La dissolution de la solidité de l'espace poétique, qui rend possible la syntaxe discontinue de l’holopoème, affecte aussi les unités signifiantes du poème, i. e., le mot et la lettre. Un des éléments de l'holopoésie, qui néanmoins n'apparaît pas nécessairement dans tous les textes holographiques, est ce que j'appelle le signe fluide. C'est essentiellement un signe verbal qui change sa configuration visuelle totale de temps en temps, en échappant toutefois à la permanence de sens qu'un signe imprimé aurait comme il est précédemment décrit. Les signes fluides sont réversibles avec le temps, ce qui signifie que les transformations peuvent fluctuer d'un pôle à l'autre selon le désir du regardeur, et ils peuvent aussi se transformer à partir d'unîtes composition-nelles plus petites en des textes plus grands, où chaque signe fluide sera connecté à d'autres signes fluides à travers des syntaxes discontinues.

Les signes fluides créent une nouvelle sorte d'unité verbale, dans laquelle un signe n'est ni une chose ni une autre chose. Un signe fluide est perceptuel-lement relatif. Pour deux spectateurs ou plus en train de lire ensemble selon des points de vue distincts, il peut y avoir différentes choses à la fois; pour un lecteur non immobile, ce signe peut s'inverser lui-même et changer de façon ininterrompue entre autant de pôles que présentés par le texte. Les signes fluides peuvent aussi opérer des métamorphoses entre un mot et une forme abstraite, ou entre un mot et une scene ou un objet. Quand cela arrive, les deux pôles à la fois altèrent réciproquement les significations de l'un et de l'autre. Une transformation se met en place et produit des significations intermédiaires qui sont dynamiques et aussi importantes en holopoésie que les significations produites momentanément aux différents pôles.

(...)

Dans l'holopoésie, des agglomérats transitoires de lettres ou de formes éphé-mères qui se trouvent entre un mot et une image visent à étendre de façon dynamique l'imagination poétique et suggère des significations, des idées et des sentiments qui ne sont pas possibles à transmettre par des moyens traditionnels. L'holopoésie n'est pas possible sans la lumière se propageant comme un médium pour une lecture / écriture interactives. Dans l'holopoésie, les textes sont signifiants de réseaux animés par le mouvement de l'écriture et les apparitions discontinues de mots.

Extraits en traduction d'un texte paru en anglais dans la revue éc/artS: #2, 2001.

Traduction: Jacques Donguy.


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