HOLOPOÉSIE ET DIMENSION FRACTALE

Eduardo Kac

Lorsqu'il a conçu l'holographie en 1947, Dennis Gabor étaitdavantage préoccupé par la formation d'images dans un microscopeélectronique que par les nouvelles possibilités esthétiques- loin, donc, de supposer que cette nouvelle technologie allait changerla culture humaine comme l'avaient fait la typographie, la photographiepuis la télévision et le micro-ordinateur. Ces technologiesn'ont pas seulement mis en échec les arts qui les ont précédéesmais ont encore engendré de nouvelles formes de créationverbale et visuelle.

En 1962, deux ans après l'invention du rayon laser, les savantsLeith et Upainieks, aux Etats-Unis, et Denisyuk, en Union Soviétique,ont produit les premières images holographiques du monde, confirmantainsi la théorie de Gabor. Un film photosensible reçoit,simultanément, la lumière directe du laser et la lumièrelaser réfléchie par un objet. Toutes deux interfèrent,engendrant dans l'émulsion holographique un patron optique géométrique,l'hologramme, soit encore l'information visuelle et spatiable de l'objet.Les découvertes de ces savants indiquent un art totalement nouveauqui se base sur la maîtrise totale de la lumière, sur l'immatérialitéet la focalisation des images dans l'espace.

Une définition simple de l'hologramme dirait qu'il s'agit dela reproduction lumineuse tridimensionnelle d'un objet, de façonà ce que, lorsque celle-ci est correctement illuminée, ellereconstruise l'information optique telle quelle dans l'espace. Des hologrammescommuns d'objets conventionnels forment une mimesis en termes d'amplitude,de longueur et de phases d'ondes électromagnétiques. Maissi les objets possèdent une existence physique et palpable - teln'est pas le cas du langage.

Alors que l'admiration pour des objets tridimensionnels destituésde toute physicalité marque un niveau primaire de la découverted'une des caractéristiques de cette nouvelle technologie, la structurationde messages dans l'espace discontinu - poésie holographique, ouholopoésie - se configure en un projet expérimental préciscar c'est l'image mentale du langage qui s'extériorise. La penséediscontinue est cristalisée dans l'holopoème suivant dessyntaxes complexes qui ne peuvent exister qu'holomorphiquement (syntaxesorbitales, courbes etc.). En envoyant plusieurs inputs visuels en mêmetemps au cerveau, l'holopoème conditionne sa perception-cognitionà la parallaxe binoculaire, aux mouvements sur la position de larétine et à la position relative de l'observateur dans lechamp visuel.

LECTURE BINOCULAIRE

Depuis que la poésie est devenue un art écrit, elle enest venue à se transformer chaque fois plus en création visuelleoù parole et image se fondent en une forme qualitativement différenciée.Cependant, dans ce processus, la binocularité de la vision humainen'a pas eu le moindre rôle. Finalement, de l'imprimerie typographiqueaux systèmes électroniques, il y eut davantage une expansiondes possibilités qu'un changement substantiel dans le procédéde lecture-perception du texte. Des poèmes imprimés ou endisplays électroniques restent identiques si nous les observonsde l'oeil droit ou gauche ; ils demeurent immuables que nous les regardionsde près ou de loin, de haut en bas, d'un côté ou del'autre.

Le poème holographique est la tentative high tech de rompre aveccette tradition monoscopique en poésie ; en se basant sur la visionbinoculaire il cherche à augmenter les limites de la perceptionhumaine et de la méthode qui compose le poème.

Créer des textes structurés lumineusement dans l'espace,pour être "lus" avec les deux yeux, chacun d'eux envoyantau cerveau des informations différentes en accord avec les positionsrelatives de l'observateur, est le point de départ d'une rechercheen expansion. Face à l'holopoème, le cerveau change constammentla façon de "monter" mentalement le texte, en se basantsur les inputs reçus durant les différentes fixations desyeux sur les lettres dans l'espace. Nous nous trouvons face à unenouvelle façon de penser le poème, où les mots assumentdes configurations oscillatoires en des temps et des espaces variableset pré-programmés.

La physique du XXe siècle a montré l'insuffisance de lagéométrie euclidienne pour la compréhension de phénomènesspatiaux plus complexes que ceux qui surviennent dans l'ordre statiquede la ligne (unidimensionnelle), du plan (bidimensionnel) et de l'espace(tridimensionnel). Conscient de la possibilité d'agrandir le champdes expérimentations linguistiques au-delà de ces paramètres,c'est en 1983 que j'ai créé, avec Fernando Catta-Preta, l'oeuvrequi fonde l'holopoésie : Holo/Olho (Holo/Oeil). Dans ce travail,diverses possibilités expressives de l'holographie sont agencéesen synergie, comme la structuration du message dans les espaces orthoscopique/virtuelet pseudoscopique/réel (endroit et envers, dedans et dehors de l'hologramme),découpage et montage spatial (en dramatisant dans la syntaxe lapropriété holographique de contenir le tout dans la partieet vice-versa), etc.

Après Holo/Olho nous avons produit ensemble Abracadabra,Oco et Zyx, en recherchant d'autres champs dimensionnelsde l'holopoésie. Plus récemment, j'ai développédes nouveux travaux : Chaos et Wordsl. Toujours au niveausyntactique, ces oeuvres récupèrent des concepts importantsde la physique de ce siècle, comme la théorie du chaos. Actuellement,je me consacre à la recherche de la géométrie fractaledans la computation graphique pour la création d'holopoèmesengendrés par ordinateur, en travaillant conjointement avec le cybergraphisteOrmeo Botelho.

DIMENSION FRACTALE

En 1975, le mathématicien Benoît Mandelbrot publiait "Lagéométrie fractale de la nature", et définissaitle concept de dimensions fractionnaires selon lequel les dimensions nedoivent pas toujours être considérées selon des nombresentiers mais peuvent être divisées en fractions afin d'obtenird'autres fonctions que celles de la géométrie euclidiennedu point, de la ligne et de la surface.

Suivant la géométrie fractale, la mesure d'un objet géométriquedépend du point d'observation de celui qui la mesure, et la valeurdéterminante des variations est la dimension fractionnaire. Avecleur caractérisque aléatoire, les fractales en computationgraphique ouvrent un éventail de nouvelles possibilités pourl'holopoésie, car au moyen de l'holopoème créépar ordinateur on ignore définitivement les limites de l'universmatériel et on travaille seulement avec les algorithmes complexesdu modèle fractal.

L'un des aspects les plus fascinants de cette recherche est l'explorationexpressive de l'analogie intrinsèque qui existe entre les modèlesfractal et holographique, car alors que dans le premier la forme globalede l'objet répand sa micro-structure, dans le second le tout estcontenu dans la partie et vice-versa. Des expériences comme celle-làprouvent la rupture significative que l'holopoésie opèrepar rapport à la poésie visuelle, qui se trouve aujourd'huicirconscrite au monde des matériaux solides et à l'universsémiotique de la concrétion du signe graphique, alors quel'holopoésie introduit dans ses méthodes de composition etdans son procédé de lecture des problèmes relatifsà la complexité de la perception humaine.

Comment le cerveau organise-t-il spatialement l'information ? Quellessont les oscillations de l'énergie à la matière etvice-versa ? Quelles sont les limites du réel si la réalitén'est que l'avancement de l'onde électromagnétique ? Commentlire un texte dans l'espace s'il est déjà autre par un rapidemouvement dans le champ de la perception ? Comment situer lexiquement lesigne qui apparaît et disparaît et vice-versa instantanément?Comment formuler une épistémologie de l'holotexte ? Dansla recherche de la technopoésie du XXle siècle, le procédéoptique de l'information poétique et la réflexion holistiquede celui-ci semblent indiquer la voie de la réponse à quelquesunes ces questions.


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