Anomalie_digital arts n°5 "://brasil", sous la direction de Annick Bureaud et Kean-Luc Soret, Paris, 2005, pp. 156-167.


L’éclat de Lettre & Lumière

Paulo Herkenhoff

Le texte ci-dessous est la préface du livre Luz & Letra - Ensaios de arte, literatura e comunicação (Lettre & Lumière – Essais d’art, de littérature et de communication), recueil d’articles d’Eduardo Kac sur l'art technologique, originellement publiés au Brésil entre 1982 et 1988. L’ouvrage est paru en portugais chez Editora Contra Capa, Rio de Janeiro, en 2004, avec une introduction par Abraham Palatnik. Extraits

[...]

La matière réunie ici nous montre que, parallèlement à l’émergence de l’art des nouveaux médias, nous avions parmi nous un penseur critique, auteur de textes bien écrits qui mettent en lumière le moment du passage à une culture de l’image, soumise à une transformation technologique accélérée. [...]

Kac écrit de façon limpide. Il sait employer et dépasser le jargon hermétique de la sémiologie des nouveaux médias et élaborer, dans le même temps, sans affectation, les bases de sa propre pensée. Directe et simple, sa production de textes fait preuve de générosité envers le lecteur ordinaire ; grâce à elle, Luz e Letra (Lettre & Lumière) offre l'expérience de l'invention d'un champ.

Ce livre est un document des années 80 au Brésil, période qui s’est cru placée sous le régime de la peinture mais qui fut, en réalité, un moment de gestation d’idées. Luz & Letra (Lettre & Lumière) dévoile aussi une façon de penser la pratique contemporaine parallèlement aux processus traditionnels de production artistique. En fait, l’ouvrage met le doigt sur le double statut de la culture : l’ampleur de la discussion suscitée par l’art des nouveaux médias au Brésil et la capacité d’un artiste à absorber et à interpréter de façon critique les possibilités de la technologie.

La pratique artistique d’Eduardo Kac souligne quelques phénomènes propres à l’économie des technologies. Dans le "Manifesto Estética do Terceiro Mundo" (Manifeste esthétique du Tiers-Monde, 1969), Artur Barrio écrit que "les circonstances font que dans le secteur des arts plastiques, on utilise de plus en plus de matériaux considérés comme chers, pour notre/ma réalité, compte tenu de la réalité socio-économique du Tiers-Monde (y compris de l'Amérique Latine) et du fait que les produits industrialisés ne sont pas à notre/ma portée". Et de proposer l’utilisation de matériaux périssables et bon marché pour problématiser l’inscription de la production artistique dans la réalité économique "car la création ne peut être conditionnée, elle doit être libre". Kac, de son côté, s'engage dans un dialogue créatif avec la technologie du présent, mais ne renonce pas, au moment opportun, aux avancées de la connaissance et de la technique. Le manifeste de Artur Barrio fait partie, avec Mário Pedrosa, Ferreira Gullar, Glauber Rocha et Haroldo de Campos, des débats sur la production d’un langage autonome dans les économies sous-développées ; certains textes de Kac présentent la réalisation, dans la pratique, de cette possibilité. En fait, le phénomène Kac et ce Luz & Letra (Lettre & Lumière) nous indiquent clairement qu’il était possible de penser les relations entre l’art, la science et la technologie au Brésil, compte tenu des conditions du pays. La production de Kac suggère toutefois que, pour un artiste, la pleine exploration expérimentale n’était peut-être pas viable dans le pays à l’époque. C’est une question pertinente que de se demander si elle est aujourd’hui possible. Vivrions-nous une indigence technologique ? Même si nous avons beaucoup avancé, comme en témoigne l’augmentation de la production récente, il reste aujourd’hui nécessaire de défricher l’espace politique. Dans les années 60, le polémique Waldemar Cordeiro, perplexe face au Pop Art, a écrit qu’il ne suffisait plus que les moyens de production aient été mis à la disposition de tous et qu’il fallait réserver le même sort aux moyens de communication. La génération de Kac revendique que les moyens scientifiques et technologiques soient mis à la disposition de tous les artistes. En ce sens, en raison de ses besoins liés aux technologies de pointe, il se peut qu’Eduardo Kac, rencontre des difficultés à être artiste au Brésil.

Dans les années 80, Kac a clairement affirmé que la question n’était pas de transposer la poésie dans le champ de l'holographie mais d’inventer une nouvelle syntaxe exclusivement basée sur les possibilités intrinsèques de l’holographie. L’holographie n’est pas la tridimensionnalité. Dans Imagem, espaço (Image, espace), Eduardo Kac établit une relation entre l’espace et le regard dans l’œuvre de Paul Cézanne. Mais pour lui, la recherche sur l’espace ne se résume pas à la reconnaissance de Cézanne ou Piet Mondrian. Elle implique l'action sur un médium temporel qui permet d’évoquer la quatrième dimension. Comme l’artiste me l’a lui-même dit lors d’un entretien : “ en 4D, on est véritablement confronté à la 3D. C’est le corps entier qui lit l’holopoème, pas seulement les yeux. L’unique manière de nier l’holopoème est de rester immobile. Le lecteur doit être prêt à se livrer à une sorte de danse. La syntaxe de chaque travail est différente, discontinue et s’inscrit à la fois dans l’espace et dans le temps. Chaque travail requiert donc un vecteur, un rythme de mouvement. C’est le lecteur qui donne vie à l’œuvre. L’holopoème rompt la Gestalt parce que l’holographie imprime un mouvement à la totalité, démonte des hiérarchies spatiales, élimine les points de vue privilégiés. Les holopoèmes numériques radicalisent encore plus les possibilités de mouvement, de sens et de lecture ”.

Eduardo Kac est, de plus, un protagoniste essentiel du destin historique de Rio de Janeiro pour ce qui est des relations expérimentales entre l’art et la technologie. Au XIXe siècle, le daguerréotype y fait son apparition six mois seulement après son lancement à Paris, et il fut présenté lors des expositions générales de l’Académie des Beaux Arts. En matière de découvertes dans le domaine de la photographie, Marc Ferrez se rendit célèbre pour la qualité de ses images et son audacieuse recherche technique. Il avait une disposition pour l’esthétique photographique qui a manqué à Oswald de Andrade et à Mário de Andrade lors de leur première période moderniste, au début des années 20. Mais la principale rupture historique avec les canons de la photographie allait surgir, au début du XXe siècle, avec l’action expérimentale de Valério Vieira. Le seul autre événement de cette envergure fut la monumentale documentation sur la capitale fédérale produite par Augusto Malta, qui souligne également combien Rio était moderne à l’époque. Vieira et Malta furent deux modernes avant l’heure. Lors de l’Exposição de Televisão (Exposition de télévision) organisée à Rio en 1939, la première du genre au Brésil, une affiche postée parmi les exposants demandait “ Désirez-vous vidéotéléphoner ? ”. Dans la deuxième moitié du XXe siècle se distinguent la photographie de José Oiticica Filho, le concrétiste le plus radical des photographes brésiliens, et les expériences cinétiques d'Abraham Palatnik. Le présent recueil révèle un Kac une nouvelle fois attentif à celui qui fut un précurseur mondial, engagé dans la difficile tâche d'inventer l'art. Les années 60 ont vu l’explosion du cinéma d’artiste avec Antonio Dias, Lygia Pape, Antonio Manuel et beaucoup d’autres. La décennie suivante vit les précurseurs de l’art vidéo brésilien apparaître à Rio : Sonia Andrade, Fernando Cocchiarale, Anna Bella Geiger et Ivens Machado. Dans les années qui ont précédé l’incendie du Musée d’art moderne de Rio de Janeiro, en 1978, la Salle expérimentale fut le principal lieu d’exposition d’art vidéo du pays. Et si la génération des années 80 a jamais existé, Eduardo Kac, qui a participé à l’exposition du Parque Lage en 1984, a bien été le libre-penseur de la fête. Dans les années 80, Kac a tenu simultanément les rôles d’avatar et de catalyseur de l’art des nouveaux médias, avec ses textes publiés dans la presse brésilienne et sa participation à des événements comme le Brasil High Tech à Rio de Janeiro en 1986. Peu de temps après, dans le New York Times du 26 mai 2002, en couverture du supplément art et culture, un article signé par Steven Henry Madoff annonçait : “ les merveilles de la génétique créent un nouvel art ”. La star mondiale de ce nouvel art, le carioca Eduardo Kac, restait peu connue dans le milieu culturel brésilien. Bien que grand admirateur de Cézanne, Kac est en effet à contre-courant de l’éloge du savoir-faire manuel qui domine les rapports de force du milieu de l’art brésilien. En vérité, il serait un peu comme un agriculteur de pointe qui ne produit rien sans les nouvelles conquêtes de la science et de la technologie. Il utilise par exemple les technologies liées aux satellites pour faire de la photosynthèse. En France, il a travaillé avec une équipe de généticiens pour produire GFP Bunny, un lapin dont l’ADN est hybridé avec celui d’une méduse du Pacifique. Il a utilisé une protéine vert fluorescent pour fabriquer un lapin luminescent ; on pourrait y voir une intervention d'ordre pictural, comme faisait Palatnik avec ses appareils cinéchromatiques. Le résultat, cependant, ne peut pas être réduit à une simple opération transgénique. Avec GFP Bunny, Kac n’a pas transformé le lapin. Il en a inventé un. Il l’a inventé à partir du point zéro de la biologie. Sa tâche, en d’autres termes, fut de transformer l’être imaginé en réalité. Ce défi peut être rapproché de ce que fut, dans l'art concret, la discussion sur la pré-visualisation de la forme orthodoxe, avec l’appui théorique du visibilisme de Konrad Fiedler. Considérons donc Kac comme un inventeur de natures. Ou comme un inventeur de corps ; ici, du corps robotique. Cet exercice comporte toujours des risques qui sont assumés par l’artiste.

On pourrait penser qu’une partie de l’œuvre d’Eduardo Kac est occupée à convertir en langage poétique ce qui fut défini comme “ nature post-humaine ”. Pourtant, GFP Bunny, fruit de l’extrême scientificité, agit comme révélateur de la signification politique de la connaissance du génome. Pour Matt Ridley, le décodage du génome affecterait jusqu’à la notion de libre-arbitre. Aujourd’hui, nous savons combien des ethnies différentes sont proches. GFP Bunny signale que la piste des altérités est désormais brouillée. Dans le fonds moraliste (et pas nécessairement moral), gît la question de l’éthique. Les excès de l’idéologie du “ politiquement correct ” pourraient donner lieu à des questionnements sur des œuvres telle que GFP Bunny qui se rapprochent de « Tiradentes : totem-monumento ao preso político » (Tiradentes : monument-totem au prisonnier politique) de Cildo Meireles, où des poulets vivants étaient sacrifiés.

À l'aube du processus de dématérialisation de l’art et d’intégration des médias numériques, on a dit que la vidéo attendait son Turner. Ou que la technologie avancée et populaire attendait sa transformation en image sublime. Eduardo Kac a compris que la science avancée attendait un corps, quelque chose qui l'amène au-delà de l'instrumental. Il est de fait nécessaire de confronter le champ du logos et l’expérience phénoménologique du corps vécu. C’est à ce point névralgique que surgit Kac avec Time Capsule, c’est-à-dire l’insertion d’une puce électronique dans son propre corps.

Quelles promesses de multiplication mimético-analogique pourraient ne pas être tenues par les nouvelles technologies ? Refuseraient-elles la précipitation moderne vers un triomphe nécroscopique, annonce de la mort du monde ? Selon la conception de la modernité de Baudelaire, cette mort du monde fut annoncée par la photographie. Les technologies numériques résisteront-elles à cette tendance mélancolique ? Dans une période d’expansion croissante du champ scientifico-technologique, depuis que l’ordinateur est devenu, dans les années 80, un atelier portable, lister les centres d’intérêt de Kac, tels qu’ils apparaissent dans ses textes ou dans ses œuvres, est un exercice complexe : biotechnologie, biotélématique, micropuces, code Morse, "numéralité", ADN, fax, photographie expérimentale, fractales, génomes, holographie, laser, réalité virtuelle, réseaux, robotique, satellites, technologies numériques, télétransportation, téléprésence, télérobotique, transgéniques, vidéo, virtualité, web, webscanning. Faire une liste, c’est se condamner à des omissions. Face aux excès technocratiques, et malgré la course entamée par quelques artistes pour le titre de précurseur, Eduardo Kac aime à définir la poétique des nouvelles technologies comme un trait d’union entre une connaissance avancée et en mouvement, et des instruments en mutation accélérée.

L’introduction de moyens technologiques dans le discours esthétique n’est cependant pas sans occasionner quelques effets secondaires. La rapidité avec laquelle les moyens technologiques avancés se succèdent permet la simulation d'une inscription facile dans l’histoire de l’art. Dans un pays comme le Brésil, où une sémiologie universitaire auto-référentielle et auto-alimentée par les besoins de la vie académique abonde, il peut exister un déphasage entre la rhétorique de la critique et la production esthétique. Il peut y avoir, en résumé, plus de palabres que de langage. Lire Luz & Letra (Lettre & Lumière) est une expérience qui prépare à un regard expérimental sur ce qui existe de solide sur les chemins de l’invention et du risque.


Traduction du portugais : Guido Marcondes /Christelle Josselin


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