Initialement publié en français et anglais dans le livreArt-Reseaux, sous la direction de Karen O'Rourke, Centres d'Etudeset de Recherches en Arts Plastiques, Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne,Paris, France, 1992, p. 23.


SUR LA NOTION D'ART EN TANT QUE DIALOGUE VISUEL

Eduardo Kac

Il y a un poème à faire sur l'oiseauqui n'a qu'une aile
Nous l'enverrons en message téléphonique
Guillaume Apollinaire (Calligrammes)

L'importance pour la pratique artistique du téléphoneet de ses extensions (fax, courrier électronique, télévisionà balayage lent etc.) reste encore à explorer. L'impact socialdu téléphone nous incite à concevoir l'art comme undialogue, et à transcender ainsi l'idée selon laquelle l'activitéde l'artiste se limite à la fabrication d'objets. Le fait de considérerl'art comme une inter-communication nous éloigne de la question:quel contenu l'art ou l'artiste communique-il? Ce n'est pas tant ce quel'on communique qui est en jeu dans une situation particulière,mais la possibilité même de l'interlocution verbivocovisuellequi caractérise finalement les échanges symboliques.

En cette fin de siècle, nous nous trouvons face à uneprolifération de formes artistiques interactives. Il s'agit d'uneréaction contre l'inter-passivité généréepar les media plus anciens, contre l'utilisation à sens unique demedia potentiellement interactifs. Le vidéodisque interactif détournela vidéo de sens liens avec le cinéma, l'holographie surordinateur sort celle-ci du cadre photographique, les installations interactives,y compris les manifestations de "réalité virtuelle",amènent l'infographie hors la fenêtre de la Renaissance.

Nous pouvons maintenant parler d'un art qui cherche une structure dedialogue, où les échanges dynamiques et les transformationsd'images, de sons et de textes reflètent plus fidèlementde flux des données de l'ère informatique que les formesfixes. Dans l'art télématique, les produits physiques desdialogues visuels (fax, enregistrements etc.) ne sont que des documentsdu processus. Cet art prend pour modèle l'échange entre deuxpersonnes, la boucle imprévisible d'idées, de gestes, demots, de regards et de sons qu'ils accomplissent en temps réel selonla "rétroaction" (feedback) de l'une sur les énoncésde l'autre. Ayant exposé l'échec de la conception bipolaireémetteur/récepteur qui caractérise le modèlede communication jakobsonien, jugé trop schématique, l'arttélématique invente le multilogue ou travail en réseau.Les dialogues peuvent prendre des formes différentes. La cultureoccidentale commence à reconnaître les opérations visuelleset mentales qui sont indissociables du processus cognitif que nous appelons"pensée". Nous comprenons que l'association mentale d'imagesest capable d'articuler des structures complexes, et nous cherchons àexplorer le foncionnement de ces syntaxes visuelles, que ce soit dans lapensée, ou exteriorisé dans des syntagmes visuels.

Toutes les implications de l'art télématique mentionnésci-dessus, sans compter le domaine virtuellement inexploré de latéléprésence, ont une valeur sociale et politique,que l'on ne saurait réduire à des disputes manichéennes:qui a raison (=qui parle), qui a tort (=qui écoute), qui a le droitde parler au nom de qui. Cette observation a une signification particulièreaujourd'hui, quand des oeuvres prétendues "politiquement correctes"sont célébrées comme si une attitude politique quelconquepouvait légitimer d'emblée une oeuvre d'art. Il est clairque si une télévision capitaliste est remplacée parune marxiste, c'est une simple substitution qui a lieu et non une révolution,car l'information, diffusée à sens unique, resterait sousle contrôle d'un pouvoir central. A une échelle plus petite,l'artiste qui utilise un télécopieur pour envoyer des fragmentsd'une image à une galerie, méconnaît les vrais enjeuxesthétiques de la communication bidirectionnelle, puisqu'il auraitpu les envoyer par la poste avec le même résultat. Seule unetransformation dans la structure de la communication pourra déclencherun véritable changement démocratique.

Les travaux des artistes "télématiques" sontdes événements communicationnels où l'informationcircule en des directions multiples. Ces événements visentnon pas à représenter une transformation de la structurede la communication, mais bien à créer l'expériencemême de cette transformation. On pourrait les interprétercomme des signes d'un avenir où la communication sera libéréede censure et des contraintes politiques, et où l'art, affranchides lois du marché des objets, deviendra l'un des dialogues possibles.


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