Le texte d’Eduardo Kac est très différent de celui des autres contributions. Il se justifie dans ce numéro thématique parce qu’il indique une direction intéressante que peuvent prendre les relations entre homme et animal, et donc la conception des interfaces entre éthologie et ethnologie. Kac n’est lui-même ni éthologue, ni ethnologue ; c’est un artiste. Quelques-unes de ses installations les plus intéressantes mettent néanmoins en scène l’interface entre les deux domaines. Quand il conçoit un dispositif technique de réalité virtuelle qui permet d’être une chauve-souris parmi les chauve-souris (Darker than Night, 1999), il propose moins une réfutation savante du philosophe Thomas Nagel (1974) qu’une expérience culturelle des interfaces entre homme et chauve-souris. Les espaces de vie commune entre homme et animal, qui sont les situations précisément étudiées par l’étho-ethnologie et l’ethno-éthologie, constituent également l’espace exploratoire d’une partie des installations et des performances de Kac. Quand il imagine un dispositif à partir duquel des humains font muter des bactéries dans une boite de Petri (dispositif classique en microbiologie pour observer et manipuler les bactéries) à partir d’interventions sur Internet à partir desquels les internautes commandent l’intensité des rayons U.V. (plus nombreux sont les internautes branchés, plus forte est l’intensité des U.V.) qui provoquent des mutations dans les bactéries (Genesis, 1999), Kac étend l’espace des relations hommes/animaux jusqu’aux micro-organismes[1]. En ce sens, le travail de Kac est métaphorique de ce qui est en question dans ce numéro. Mais il serait réducteur de n’y voir que cela. Les installations de Kac appartiennent de surcroît à un espace, celui d’un bio-art , qu’il revendique pleinement comme le lecteur s’en rendra compte en lisant son essai,  introduisent à d’autres types de vie commune entre l’homme et l’animal, et conduisent à générer des situations inédites et innovantes qui seront précisément celles auxquelles s’intéresseront de plus en plus ceux qui travailleront aux interfaces entre humains et animaux. [Note de la rédaction]


[1] Le lecteur intéressé peut avoir accès au travail d’E.Kac avec Britton & Collins (2003), Kac (2005), et Rossi (2005).


Bio Art

Eduardo Kac

Le bio art est une nouvelle direction de l'art contemporain qui manipule les processus de vie. Le bio art utilise invariablement une ou plusieurs des approches suivantes: 1) amener de la biomatière à des formes inertes ou à des comportements spécifiques; 2) utiliser de façon inhabituelle ou subversive des outils et des processus biotechnologiques; 3) inventer ou transformer des organismes vivants avec ou sans intégration sociale ou environnementale. C'est dans cette dernière approche que le bio art révèle son vecteur le plus radical, précisément parce qu'il travaille dans le vivant - entendons le vivant dans le sens le plus ordinaire du mot, de la simple cellule au mammifère. C'est dans ce sens organique que le bio art utilise les propriétés de la vie et ses substances, change les organismes à l'intérieur de leur propre espèce ou invente de nouvelles caractéristiques de vie. Le bio art soutient des stratégies évolutionnistes qui offrent des alternatives aux notions courantes de beauté (imaginez une rose bleu turquoise à pois rose avec des épines sur les feuilles) ou de singularité (imaginez un mammifère faisant la photosynthèse). Il peut faire prendre à des produits biologiques dérivés isolés ou inertes des formes jamais vues (imaginez toute une cité nanoscopique construite à partir de molécules d'ADN et de protéines isolées) ou des fonctions (par exemple de la poésie moléculaire écrite pour le umwelt des bactéries). Le bio art intervient dans le lignage des organismes existants par des approches aléatoires (éparpillement de graines qui provoque une pollinisation croisée avec des plantes sauvages) ou avec des programmes rigoureux d'élevage/ de reproduction (reproduction en va-et-vient qui isole les caractéristiques spécifiques et crée ainsi un être distinct). Le bio art fait des mutations se produisant rarement de façon naturelle le fondement d'une pratique donnée et ainsi ébranle le statut évolutionnaire secondaire. Il peut provoquer dans des organismes des changements somatiques ou au niveau des germes ou simplement utiliser leurs propriétés de façons inattendues. En théorie, beaucoup d'oeuvres d'art biologiques peuvent durer aussi longtemps qu'il y a de la vie sur cette planète à condition qu'elles soient capables de se reproduire ou de se répliquer. Finalement, on peut envisager un futur dans lequel la synthèse atomique de la vie sera possible, c'est-à-dire la création de nouvelles formes de vie, atome par atome. On peut penser, si l'astrobiologie révèle un jour l'existence de vie en dehors de la Terre, que les possibilités qui émergeront pour l'art seront illimitées. Le bio art ne doit pas se concevoir  comme limité à ce que l'on comprend et ce que l'on sait faire aujourd'hui, il s'agit plutôt d'un principe général de création littéralement basée sur la vie.


    Alors que le terme "vie" peut se comprendre de différentes façons, les organismes vivants sont basés sur du carbone et suivent un processus que l'on peut résumer très grossièrement par la naissance ou la génération, la possibilité de reproduction ou de réplication et la mort. D'un point de vue strictement biologique, les organismes vivants peuvent être envisagés au niveau de leur formation génétique, leur forme, leur métabolisme, leur croissance, leur reproduction et leurs réponses à des stimuli. Dans un contexte social ou environnemental plus large, il est nécessaire de prendre en compte la subjectivité, la cognition, la symbiose, la communication (du moléculaire à l'audiovisuel), les schémas culturels et l'interaction avec l'environnement (dans ce que Maturana et Valera [1994] appelaient " la dérive naturelle", théorie selon laquelle l'évolution ne se fait pas par l'adaptation optimale de l'organisme à un environnement donné mais plutôt par l'interaction mutuelle de l'organisme et de l'environnement avec les organismes qui dérivent naturellement dans l'environnement). Tout ceci est d'importance pour le bio art.

Comme c'est toujours le cas avec n'importe quelle pratique, n'importe quel mouvement artistique, ce qui rend le bio art unique n'est pas ce qu'il partage avec les autres formes (par exemple l'art écologique) mais ce qu'il apporte de nouveau à l'art contemporain (un travail sur le processus fondamental de vie, la génétique et les moyens/ media biotechnologiques). Il est donc nécessaire de mettre en lumière ses traits spécifiques en le comparant à des domaines avec lesquels on le confond souvent et dont on croit les champs identiques. Il faut clairement distinguer le bio art de l'art qui utilise exclusivement des media traditionnels ou numériques pour traiter de thèmes biologiques, comme c'est le cas d'une peinture ou d'une sculpture représentant un chromosome ou d'une photo numérique suggérant des enfants clonés. Le bio art est in vivo. Pour le moment, on peut encore le comprendre comme différent de l'utilisation des ordinateurs pour simuler les processus d'évolution in silico, bien que les distinctions entre simulations biologiques et réalisations/actuations puissent disparaître dans l'avenir. De plus, dans sa spécificité, le bio art ne peut être classé comme du ready-made, de l'art conceptuel ou de la sculpture sociale. Bien que certains artistes emploient parfois ces formes, ce n'est pas le centre de leur activité mais une partie d'un programme biologique expérimental plus vaste.

    Comme il vient d’être dit , le bio art ne crée pas simplement de nouveaux objets, il crée de nouveaux sujets. Contrairement au conceptualisme qui s'intéressait à l'utilisation des idées, du langage et à la documentation des évènements, le bio art souligne les qualités dialogiques et relationnelles (par exemple la pollinisation croisée, les relations sociales, l'interaction cellulaire, la communication entre espèces)  autant que les qualités formelles et matérielles de l'art (la forme des grenouilles, la couleur des fleurs, la bioluminescence, les dessins sur les ailes des papillons). Alors que l'art moderne et contemporain ont produit des objets (peinture, sculpture, ready-made), des environnements (installation, land art), des événements (performances, happenings, échanges par télécommunication), des oeuvres immatérielles (vidéos, compositions numériques, sites Internet), le coeur matériaux du bio art sont l'ontogénie (le développement des organismes) et la phylogénie ( l’évolution des espèces). Le bio art s'ouvre sur toute une gamme de processus de vie et d'entités, de la molécule d'ADN et du plus petit virus au mammifère le plus gros et au cours de son évolution. Dans certaines conditions, le travail de ceux qui s'impliquent dans l'investigation scientifique ludique peut aussi relever du bio art. Certains artistes explorent le domaine des bactéries alors que d'autres travaillent directement avec les gènes et les protéines. Certains artistes manipulent les plantes, d'autres groupes étudient la culture des tissus. Certains développent des programmes de reproduction/d'élevage ou de modifications somatiques. Les équipements de laboratoire peuvent se trouver détournés de leurs usages habituels. D'autres artistes s'intéressent moins à un organisme ou une matière en particulier mais plutôt à une approche générale comme l'irrévérence biologique ou la création de nouvelles vies par la transgénèse.

    Il existe quelques antécédents historiques au bio art. En 1936, Edward Steichen montait la déconcertante exposition de fleurs de sa propre création au Museum of Modern Art de New York. Plus connu pour son oeuvre photographique, Edward Steichen fut le premier artiste moderne à créer de nouveaux organismes à l'aide de méthodes à la fois traditionnelles et artificielles, à exposer les organismes eux-mêmes dans un musée et à affirmer que la génétique est un medium artistique. Pour créer ses fleurs (les delphiniums), il les a hybridées à la main mais il a aussi utilisé des produits chimiques pour provoquer des mutations. Dans ce qui est un manifeste de l'art génétique, Steichen affirme que " la science de l'hérédité, appliquée à la reproduction des plantes, qui a pour but ultime la recherche esthétique de la beauté, est un art créatif" (cité par Gedrim, 1993). En accord avec le désir de l'artiste de faire un art accessible à tout le monde, l'art génétique de Steichen peut s'acheter encore sur Burpee.com au prix de USD $2.95 le paquet de cinquante graines. La découverte de Steichen, comprendre la biologie comme un medium et pas simplement comme un thème ou une référence abstraite, ne trouva pas d'écho avant la fin des années 70, lorsque George Gessert commença à hybrider et créer ses propres iris en tant que forme de l'art contemporain. Parmi les bioartistes contemporains, on compte David Kremers, George Gessert, Heather Ackroyd/Dan Harvey, Oron Catts/Ionat Zurr (autrement appelés  SymbioticA), Marion Laval-Jeantet/Benoît Mangin, Marta Menezes, Adam Zaretsky et Eduardo Kac.

     Les artistes dont l'oeuvre implique la transformation directe d'organismes vivants ou la création de nouvelles formes de vie devraient prendre conscience que leurs efforts ne se rapportent  plus clairement au domaine bien défini de l'objet mais à celui plus fluide et plus complexe du sujet. Les sujets sont vivants, libres et autonomes. De la bactérie au lapin, de la grenouille à la fleur, les organismes vivants poussent ou grandissent d'une manière unique ; modifiés ou inventés par des artistes, ce sont les éléments d'un véritable art de l'évolution.

    Le bon équilibre entre l'engagement et la critique que le bio art construit lui permet de se creuser un espace autonome c'est-à-dire distinct des domaines commes la recherche biotechnologique et l'application industrielle.
Par la même marque, en tant qu'art de l'évolution, art de la vie et de l'existence, il affecte ou a la capacité d'affecter le monde de façons tangibles sans précédent. On cultive encore aujourd'hui les plantes de Steichen. Trouverons-nous dans soixante dix ans les iris de Gessert dans un catalogue, les peintures bactériennes de Kramer évoluant en des formes nouvelles ou les papillons de Menezes devenus une variété ‘germline’? Les piquets/pieux semi vivants, synthétiques mais organiques de Symbiotica deviendront-ils un produit industriel courant? La NASA les utilisera-t-elle pour nourrir les colons de Mars, comme le suggère la recherche spatiale? Les artistes qui travaillent avec les outils de l'âge biotechnologique se collètent avec la complexité de la vie c'est-à-dire avec l'interaction de la génétique, de l'organisme et de l'environnement. Ils opposent une résistance au déterminisme et au réductionnisme biologiques et démontrent la fragilité de l'édifice objectif de la science. Ils inventent aussi de toute nouvelles entités et relations.

Références

Britton, S. and  Collins, D. (2003) The Eighth Day. The Transgenic Art of Eduardo Kac. Tempe : Arizona State University Press.

Gedrim, R. J.(1993) «Edward Steichen’s 1936 Exhibition of Delphinium Blooms»,  History of Photography 17 (4) (Winter) : 352-63.

Kac, E., 2005, Telepresence and Bio Art -- Networking Humans, Rabbits and Robots. Ann Arbor : University of Michigan Press.

Maturana, H.R. et Varela, F.  (1994) L’arbre de la connaissance : Racines biologiques de la compréhension humaine. Paris : Addison Wesley France. (Orginal English Edition The Tree of Knowledge: The Biological Roots of Human Understanding, Boston, MA: Shambhala, 1987.)

Nagel, T., 1974, « What is it Like to be a Bat ? », Philosophical Review 83: 435-50.

Rossi, Elena Giulia. (2005) Eduardo Kac : Move 36. Paris: Filigranes Éditions.


Dans: Lestel, Dominique (org.), "Ethologie et ethnologie: une synthèse prometteuse" [Ethology and ethnology: the coming synthesis], Information sur les Sciences Sociales,Vol 45 (2), SAGE Publications (London, Thousand Oaks, CA and New Delhi), 2006, 311-316.


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